Le roman d’une vie : Spinoza
Ce matin-là… un dimanche… Spinoza était descendu de sa petite chambre… pour discuter avec ses logeurs et ses amis… Cela faisait déjà 7 ans qu’il vivait chez eux… depuis qu’il était arrivé à la Haye en 1670… Son médecin… Lodewick Meyers… lui-même tout juste arrivé d’Amsterdam au matin… avait recommandé qu’on lui prépare un bouillon de coq… L’histoire a parfois de drôles de coïncidences…. Car c’est aussi ce que demanda Socrate au moment de mourir… c’est à dire qu’on offre un coq au Dieu Asklépios… le dieu de la guérison… pour payer ses dettes… Spinoza est… selon les biographes… de bonne humeur… même s’il a été très malade la veille… et se montre aimable avec tout le monde… fidèle à son caractère joyeux et affable… Après quoi… il retourna dormir… et personne ne le revît… Et c’est seulement quand ses amis rentrèrent de l’église… un peu plus tard dans l’après-midi… qu’ils le trouvèrent seul… allongé sur son lit… Spinoza était mort… vers trois heures de l’après-midi… probablement des complications faisant suite à une phtysie… c’est à dire une tuberculose pulmonaire… et qu’il aurait contractée du fait de son activité de polisseur de lentilles… Spinoza était mort… à 44 ans… presque emporté par surprise… car il n’avait préparé aucune lettre… ni aucun testament… et cela même s’il savait sa santé de plus en plus fragile… Spinoza était mort… en ce 21 février 1677… Comportement étrange… le médecin lui-même avait disparu… le laissant seul dans la maison… et emportant avec lui le peu d’argent qu’il avait trouvé sur le petit bureau du philosophe… Celui-ci fût enterré quelques jours plus tard… le 25 février… et sa table de travail… fut envoyée à Amsterdam… avec plusieurs manuscrits inédits dont l’Ethique… le Traité de la réforme de l’entendement… le traité politique… et l’abrégé de Grammaire hébraïque… c’est à dire l’essentiel de l’oeuvre du philosophe… Tous ces textes furent édités la même année en néerlandais et en latin… sous le titre Oeuvres posthumes… et bien sûr… furent tous condamnés par les autorités civiles et religieuses dès 1679… et mis à l’index par l’Eglise… Alors… ils sont nombreux ceux qui… en apprenant la nouvelle… ce sont senti soulagés… de la disparition de Spinoza… Peut-être se sont-il dit… qu’au fond… à force de nier l’existence de Dieu… Spinoza avait été rattrapé par son créateur… Peut-être même ont-ils senti un infâme frisson de soulagement… à l’idée que plus jamais… l’Europe ne reparlerait de lui… car disons-le clairement… jamais philosophe ne fut plus honni et plus détesté que lui… Simplement face à tant de haine… il nous revient de nous demander… qui était vraiment Spinoza… ?… quel genre d’homme était-il ?… C’est un problème d’importance… c’est à dire un problème biographique… car poser cette simple question nous met ensuite face à l’obligation logique… d’en poser d’autres… à savoir… y a-t-il une différence entre sa vie et son œuvre… ?… ou encore pouvait-il être Spinoza… l’auteur de l’Ethique… en vivant autrement ?… Répondre à ces questions…. C’est enfin tenter de comprendre… pourquoi Spinoza est considéré comme l’un des plus grands philosophes de l’histoire des idées… mais aussi… à quelle urgence répond son œuvre… et surtout pourquoi… il a été l’un des hommes les plus haïs de l’histoire… peut-être même jusqu’à aujourd’hui… et dont l’oeuvre a été qualifiée de « mal pestilentiel »… par les plus hautes sphères du Vatican…
Pour tenter de comprendre la trajectoire de Spinoza…. Il nous faut remonter quelques 150 ans environ avant sa naissance… et faire le voyage en Espagne… En 1492 très exactement… c’est à dire la même année que celle de la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb…. C’est l’année de la Reconquista… c’est à dire de la victoire définitive d’Isabelle de Castille sur les Maures… et de leur expulsion de la terre d’Espagne… mais c’est aussi celle du décret de l’Alhambra… signé par la reine Isabelle… Le décret de l’Alhambra… c’est le texte par lequel la reine déclare qu’elle expulse tous les Juifs d’Espagne… qui ne voudront pas se convertir au christianisme… Et bien que bon nombre de juifs espagnols choisissent de rester dans leur patrie… et donc de se convertir… la grande majorité d’entre eux décident au contraire de fuir vers le Portugal… C’est là que nous retrouvons la trace des plus anciens ancêtres de Spinoza… du moins ceux pour lesquels il existe des sources… Mais la terre du Portugal n’offre pas plus de confort aux familles juives que l’Espagne… Même après avoir été convertis… ceux qu’on appelle alors les conversos… sont stigmatisés… pourchassés… et torturés… Les autorités politiques et religieuses… sous la houlette de la sainte inquisition… les soupçonnent de continuer à pratiquer leur foi… et d’avoir secrètement conservé leurs anciens rites… On les appelle les marranes… qualificatif extrêmement péjoratif… qui vise à les assimiler à des porcs… autant qu’à des traîtres… C’est pourquoi… ils sont le plus souvent réduits à l’exil… à travers l’Europe… C’est dans ce contexte… que la République des provinces-unis des Pays-Bas… fait rapidement figue de terre d’accueil pour de nombreux réfugiés juifs… car on y pratique la liberté politique et la tolérance religieuse… On a le droit de s’exprimer librement… de dire ce que l’on pense… et d’agir en conformité avec ses convictions… C’est un pays où le droit de chacun est respecté… à tel point d’ailleurs que le philosophe René Descartes en personne… déjà célèbre à travers tout le continent… juge bon d’aller s’y installer… Il y trouvera beaucoup plus de calme et de sérénité qu’en France… et il y vivra quasiment les 20 dernières années de sa vie avant d’aller mourir en Suède… en 1650… Le pays se pose en rival de la France… de l’Angleterre et de l’Espagne sur les plans politique et stratégique… et dispose d’un empire colonial important… dont on n’a plus idée aujourd’hui… mais qui lui ouvrait toutes les voies maritimes de la planète… C’est pourquoi c’est aussi une puissance économique prospère… où l’on associe volontiers l’enrichissement personnel… le développement des techniques et des arts… ou encore l’ostentation et le luxe… à des marques de bienveillances divines… Pedro Isaac Espinoza… le grand-père du philosophe… transitera quelques temps par la France… notamment à Nantes… avec sa petite famille… avant d’arriver à Amsterdam où il s’installera définitivement… au début du XVII ème siècle… Les Espinoza… sont donc une famille d’immigrés juifs séfarades d’origine portugaise et espagnole… qui vont trouver à Amsterdam… à la fois la liberté de culte… d’opinion et de commerce… Michael… le père du philosophe… va se marier trois fois… et prospérer dans l’import-export… et le commerce de produits en provenance du sud de l’Europe… Le petit Bento… de son nom portugais… appelé également Baruch de Spinoza… naît en 1632… dans un quartier du centre d’Amsterdam… situé non loin de l’atelier du peintre Rembrandt… Il perd sa mère à l’âge de six ans… et sera élevé par Esther… la dernière femme de son père… Son enfance n’est pas marquée par la pauvreté… contrairement à une légende tenace… et elle est plutôt confortable… Il fréquente la communauté juive Talmud-Torah… et se distingue très vite… à l’école de la synagogue… par une intelligence vive et précise… qui met souvent ses professeurs en défaut… par les questions qu’il pose… lesquelles sont toujours à la fois justifiée et embarrassantes… et donc en ce sens… vraiment intelligentes… Ce qui l’intéresse dès le plus jeune âge… c’est de comprendre… et donc de remettre en question ce qu’on lui présente comme des vérités indiscutables… notamment en ce qui concerne la toute puissance de Dieu… Sa soif de connaissance… qui devrait pourtant être apprécié par n’importe quel professeur… ne tarde pourtant pas à éveiller la susceptibilité de ses maîtres… qui y voient le défi d’un petit orgueilleux… qui se prépare lentement à l’impiété… ainsi qu’à une attitude irrespectueuse envers les anciens… si on le laisse continuer dans cette voie… C’est d’ailleurs à cette époque… en 1640… Spinoza a 8 ans… que la communauté juive d’Amsterdam… fait subir un terrible châtiment ainsi qu’une humiliation… à un philosophe dévoyé… Uriel da Costa… qu’on accuse d’avoir renié la Foi révélée et d’avoir contesté l’immortalité de l’âme… On ne sait pas si Spinoza est présent… quand on inflige 39 coups de fouets à Uriel da Costa … On ne sait pas s’il a vu… le malheureux étendu sur le sol… les plaies à vif… pour que tous les membres de la communauté l’enjambent… pour lui faire sentir sa soumission… Mais on sait que cette histoire va avoir un terrible effet sur lui ensuite… quand il s’agora de développer sa propre pensée… car il va faire siennes l’essentiel des idées de Da Costa… et il s’en souviendra quand il s’agira de se montrer prudent… Penser n’est pas un acte anodin… car cela veut dire que l’on remet nécessairement en cause… le monde tel que les autres le voient… et cherchent à l’imposer… Et cela même dans une république aussi libre et tolérante que les provinces-Unies des Pays-Bas… De toute évidence… on ne plaisante pas… avec l’amour de Dieu… Mais n’en déplaise aux maîtres de la communauté… cela ne fait que raffermir le jeune Spinoza dans son désir de savoir… car il sent bien… que le coups donnés à un philosophe… ne suffisent pas à répondre à ses arguments… Dès lors… et même s’il est difficile de dire à quel moment il a pris sa décision de se diriger vers la philosophie… tout se passe comme si le retour à une relation apaisée et confiante avec sa communauté devenait de plus en plus impossible… Il va même s’en détacher progressivement… et cela… comme on va le voir… jusqu’au point de non retour…
En grandissant… Spinoza va se mettre à fréquenter les milieux libéraux… et cela dans le contexte intellectuel et culturel offert par son pays… Il a 20 ans en 1652… quand il fait une rencontre essentielle dans son parcours… un ancien jésuite… renvoyé de la compagnie… avant d’avoir pu devenir prêtre… reconverti en directeur d’une école de latin pour jeunes gens issus de la bourgeoisie qui souhaitent entrer à l’université… Son nom est Franciscus Van den Enden… En réalité… on l’accuse d’athéisme… purement et simplement… Son parcours le conduira plus tard jusqu’en France… où il sera pendu en place publique en 1674… pour avoir comploté contre le roi Louis XIV… C’est un libre penseur dont l’influence sur le jeune Spinoza est capitale… car celui-ci… encore tout jeune… est en pleine formation intellectuelle… Il va trouver chez son nouveau maître… les premières armes qui lui serviront à forger son esprit… à savoir l’étude du latin d’abord… qu’il finira par maîtriser parfaitement… ce qui est essentiel car les traités de philosophie s’écrivent en latin… ce qui sera le cas de l’Ethique… Mais aussi… Van den Enden va lui transmettre tout l’héritage culturel porté par la langue latine… c’est à dire les poètes classiques de l’antiquité… ainsi que leur vision du monde… Il découvre notamment Sénèque… Lucrèce et l’épicurisme… et le stoïcisme impérial… Enfin… van den Enden… lui donne les clés pour comprendre les textes philosophiques les plus contemporains… notamment ceux de Descartes… ce qui là aussi… est d’une importance capitale… car au XVII ème siècle… on ne peut faire de la philosophie qu’à partir du philosophe français… Il est pour ainsi dire… celui qui a tout inventé… à savoir une métaphysique moderne… posant clairement le problème de la relation entre le corps et l’esprit… mais aussi tous les problèmes qui en découlent… et toutes les difficultés qu’il y a à penser… et à prouver l’existence de Dieu… Spinoza sera donc d’abord un cartésien… et en un sens il le restera même toute sa vie… tant par admiration que par nécessité de démarche… celle de la raison… Simplement…. Il deviendra un cartésien en désaccord avec le maître… jusqu’à le remettre en cause… et le contredire… par sa propre philosophie…
C’est en suivant les cours de Van den Enden… que Spinoza fera la connaissance de sa fille… la jeune Clara-Maria… alors âgée de 16 ans… et dont il tombera amoureux… C’est un détail suffisamment intéressant pour être noté… car il n’y a quasiment aucune intrusion féminine dans le vie de Spinoza… et il est fort probable qu’il ait croisé un autre jupon… ne serait-ce qu’une fois dans sa vie… Cela dit… cette courte expérience de l’amour… est aussi une profonde déception pour lui… car s’il envisage de la demander en mariage… il se trouve que la jeune femme n’est pas disposée à accepter sa demande s’il n’accepte pas de se convertir au catholicisme… ce qui pour Spinoza est tout à fait hors de question… Non pas parce qu’il vient de la communauté juive… vis à vis de laquelle il s’éloigne de plus en plus… mais surtout parce qu’il ne veut pas vivre dans l’hypocrisie… c’est à dire selon des principes en lesquels il ne croit pas… et dont il commence à contester philosophiquement les fondements… L’existence d’un Dieu transcendant… compris comme une personne… avec les mêmes passions que les hommes… amour, colère… l’immortalité de l’âme… le Bien et le mal comme références des valeurs absolues… tout cela lui semble absurdes… et son œuvre majeure… c’est à dire l’Ethique aura justement pour objet de les remettre en cause… Alors… quand il voit que la belle Clara manifeste de l’inclination pour un rival… lequel lui offre un collier de perles… et qu’elle accepte… Spinoza dit éprouver du dégoût… et décide de partir… Simplement… au cours de toutes ces années… Spinoza est passé de l’adolescence… à l’âge adulte… Il n’est pas encore le philosophe que nous connaissons… mais il est devenu un jeune homme… doué d’une remarquable culture… Il possède les grands enjeux de la philosophie de son temps… et sur lesquels il va pouvoir intervenir… à partir du moment où il aura travaillé à la mise en forme de ses propres réponses… Et surtout… il a d’ores et déjà défini l’essentiel de ses préoccupations philosophiques… ce qui va l’occuper toute sa vie… à savoir se mettre en quête d’un bien véritable… qui ne soit pas soumis aux biens passagers comme la gloire ou la richesse… D’une certaine manière… il sait qu’il est en train de devenir philosophe… il le constate… et il déclare qu’il veut partir en quête d’un bien qu’il le remplisse de satisfaction et qu’il ne pourrait pas perdre… quelles que soient les circonstances… Et cette chose… qu’il veut et qu’on ne pourrait lui prendre… qui serait suffisante à elle seule pour remplir sa vie… mieux que ne sauraient le faire les biens matériels… la renommée… ou encore l’amour d’une jeune fille… c’est la joie… Bien sûr tout cela n’est pas incompatible… mais il observe qu’une joie véritable dans l’existence… ne peut reposer sur toutes ces choses… car cela serait prendre le risque de ne plus être joyeux au moment où on les perd… Il lui faut donc trouver une joie qui ne tiennent qu’à lui-même… et la satisfaction de son être… seul bien véritable… C’est en ces termes qu’il écrit dans l’introduction de son livre Traité de la réforme de l’entendement… petit texte qu’il ne finira jamais… et c’est bien dommage… que la joie est l’objet de sa quête… Il explique comment… tout jeune… il en est venu à se tourner vers elle… et à y voir l’objet le plus essentiel de toute vie… Ecoutons-le… « …p.38 »… Fin de citation…
Le grand problème de Spinoza… pour le dire très simplement… c’est dès le début… et jusqu’à la fin de sa vie… de comprendre les mécanismes qui conduisent l’homme à la joie… Or… si la jouissance des biens lui semble insuffisante pour atteindre une vie véritablement joyeuse… à partir du moment où le désir se donne des objets toujours différents et ne nous permet aucun repos… aucun calme… ce n’est pas pour autant qu’il faut renoncer à tout désir matériel… ni à toute jouissance… Il avoue lui-même dans le même texte… que malgré… ce qu’il dit des biens matériels… il reste dans le même temps attaché aux choses du monde… dont il n’entend pas se passer totalement… Il s’agit donc pour lui… de savoir comment jouir des biens… sans en devenir esclave… C’est ainsi que la vie du philosophe… comme on va le voir… est l’expression de cette idée… et qu’on peut parler à cet égard… de vie philosophique… Non pas parce qu’il va vivre dans une sorte d’indépendance forcée par rapport aux richesses… et qu’il ne possédera quasiment jamais rien… mais simplement parce que… s’étant tourné vers la recherche d’un bien véritable… une pure satisfaction d’exister… il ne lui manquera plus rien… Sa vie est déjà complète… pleine si vous préférez… à partir du moment où il peut exercer son esprit… et pratiquer la pensée… Pourquoi ?… Et bien simplement parce qu’une idée n’est pas… comme le dira Spinoza dans l’Ethique… une peinture muette sur un tableau… Elle est action… et à ce titre réalisation de soi… Dès lors… penser, cela revient tout simplement pour le philosophe à être à sa place… et à se réaliser lui-même… à se déployer pourrait-on dire… D’où la joie… C’est pourquoi… penser avec Spinoza ne revient jamais à subir des injonctions moralisatrices… sur la nature même de ce que vous désirez en tant qu’hommes ou en tant que femmes… Spinoza vous dit… tu préfères les richesses… la vie luxueuse… et la jouissance… et bien soit… cela ne pose strictement aucun problème… Simplement… tu réaliseras par toi-même que tu ne pourras jamais être heureux de cette façon… car tu te soumettras tout seul… aux aléas de ton propre désir… et tu verras que tu n’auras aucun contrôle sur lui… et que tu en seras même le jouet… Un jour tu voudras telle chose… et un autre… telle autre chose… et sans comprendre pourquoi… ton désir te feras immanquablement passer d’un objet à un autre… te faisant souffrir car t’interdisant toute satisfaction durable… Cette souffrance que tu ressentiras… ne seras pas le fruit d’une nature vicieuse qui serait la tienne… faute de vouloir des choses plus élevées… pas du tout… et en ce sens le désir ne doit pas en lui-même… être considéré de façon morale… mais c’est simplement que tu te trompes sur l’objet que tu attaches à ton désir… Ce n’est pas un problème moral… mais un problème de compréhension… Et si tu souffres… c’est parce qu’il te faut apprendre… non pas à maîtriser le désir comme le voudraient les moralistes… ce qui est impossible… mais plutôt à saisir son fonctionnement… Comprendre comment le désir fonctionne en toi… comme en tout homme… c’est d’une manière plus large comprendre le fonctionnement de la nature elle-même… dont tu n’es qu’une modalité… Et cette compréhension est non seulement capitale pour ne pas être le jouet de toutes les chimères moralisantes… des fanatiques notamment… mais c’est surtout l’acte fondateur de toute joie véritable dans ta vie… parce que dès lors que tu comprends comment le désir te travaille… alors tu n’a plus à t’y soumettre… Tu ne lui opposes plus de résistance… parce que c’est justement la résistance qu’on oppose à un désir qui nous fait souffrir… mais c’est simplement que le désir de tel ou tel objet inutile… cesse en toi… et s’oriente vers quelque chose d’autre… mais cette fois de plus utile… Il s’agit donc d’une liberté… permise par la compréhension rationnelle… géométrique même du désir… et qui se définit comme une joie… La joie est une puissance… comprenons une puissance d’agir… c’est un moteur qui vous met en mouvement… Et de fait… être joyeux… c’est avoir la capacité d’agir et d’entreprendre toutes choses qui vous semblait… jusque-là impossible… En un mot… c’est le bien dont il explique dans le texte que j’ai cité tout à l’heure… comment il est parti en quête… et cela aux alentours de ses vingt ans… Bref… c’est dans ces années… celles de l’enseignement qu’il reçoit chez son maître et ami Van der Lenden… que tout commence à se mettre en place… et que la figue du philosophe se dessine progressivement…
On comprend pourquoi… arrivé à l’âge de 24 ans… en 1656… Spinoza en vient à un point de non retour… et qu’il va devoir mettre un terme définitif à ses anciennes attaches… En quelques mois… Spinoza a perdu l’essentiel de sa famille… dont les membres sont presque tous morts les uns après les autres… ne lui laissant que sa sœur Rebecca… La mort de son père lui a laissé la charge de l’entreprise familiale… mais les dettes accumulées au fil des années… ne lui offrent aucun espoir pour la sauver… sans compter qu’il ne se sent pas vraiment une âme de gestionnaire… Enfin… la congrégation Talmud-Torah… ne cesse de l’attaquer pour athéisme… et lance la même année un herem contre lui… c’est à dire pour le dire simplement… une procédure d’excommunication… qu’il accueille avec une certaine distance… parce qu’elle lui offre l’occasion de clarifier les choses… En réalité… ces mêmes autorités religieuses lui auraient proposer une rente annuelle de 1000 florins pour cesser toute activité philosophique… et ne pas faire de vague… Mais Spinoza n’est pas homme à se laisser corrompre… Il décide donc de décliner… tout en sachant que l’affaire n’en restera pas là… Un de ses amis… le peintre Van der Spyck…. Rapporte même qu’il aurait été victime à la même époque d’une tentative d’assassinat… Un inconnu se serait approcher de lui dans la rue… et lui aurait asséner un coup de poignard… déchirant son manteau… C’est une attaque sans conséquence pour sa santé… mais tout de même… un sérieux avertissement… qui le conduira à garder ce manteau déchiré par devers lui… jusqu’à la fin de ses jours… pour ne pas oublier les risques que lui fait courir l’activité philosophique… Etre philosophe n’est pas sans danger… il le savait depuis le châtiment d’Uriel da Costa… mais il prend conscience qu’il va devoir redoubler de prudence pour sa propre sécurité… C’est pourquoi il adopte également la devise latine Caute… qui signifie littéralement « sois prudent »… et qu’il fait figurer sur son sceau… sous une rose… symbole de secret… avec ses initiales… B d S… pour Baruch de Spinoza… Spinoza… est un homme du secret… non pas de l’intrigue… mais de la prudence pour sa vie… et celle de ses amis… Et cette année 1656 marque un tournant… avec le herem prononcé contre lui le 27 juillet très exactement… dans la synagogue d’Amsterdam… et dont… pour bien saisir toute la violence… je vais vous lire le contenu… car il est parvenu jusqu’à nous et nous le connaissons mot pour mot… Comprenons bien qu’il s’agit d’une excommunication… et donc à ce titre d’un bannissement religieux… qui ne concerne pas les autorités civiles… Le voici… tel qu’il est rapporté dans la biographie… Spinoza, une vie… de l’historien de la philosophie Steven Nadler… laquelle fait aujourd’hui autorité… « … »… Fin de citation…
On voit que le bannissement de la communauté juive… équivaut également à une malédiction… voire à une mort sociale… et cela pour s’être rendu coupable de multiples et horribles hérésies… c’est à dire entre autres choses… avoir remis en cause l’existence de Dieu… du moins dans la forme que les religions monothéistes lui donne… c’est à dire celle d’un dieu personnel… ou si vous préférez… qui ressemble à une personne… avec les mêmes affects… voire la même apparence… Il pense également que l’âme n’est pas immortelle… que les religions n’existent que pour soumettre les âmes faibles… et en proie au désespoir… voire pour rendre les hommes encore plus malheureux…en jouant sur leurs superstitions… sans jamais faire appel à leur raison… On voit que les raisons ne manquent pas pour condamner Spinoza… d’autant que certains biographes ont pu également donner d’autres prétextes pour cette condamnation… y compris politiques… car en sacrifiant un homme comme Spinoza… la communauté dont il était issu pouvait donner des gages aux partisans de la monarchie… ce qui servait ses intérêts… Mais la réalité profonde à l’origine de cette procédure… demeure encore un mystère… L’accusation ne tient presque sur rien… juste quelques témoignages malveillants tout au plus… La réalité… c’est qu’à cette époque… Spinoza n’a encore rien publié… et s’il est mis ainsi en accusation… c’est parce que penser… représente déjà une activité subversive… Mais alors que le philosophe est normalement condamné… à quitter Amsterdam… mais il va y demeurer néanmoins… attisant toujours plus la haine des religieux à son égard… Ce n’est qu’en 1660… soit 4 ans après sa condamnation… qu’il finira par quitter la ville… pour aller s’installer à Rijnsburg… non loin de l’université de Leyde… où il va prendre des cours… et se rapprocher de plusieurs groupes de réflexion philosophiques… dont il partage les idées libérales… Il s’y forge de solides amitiés… et constitue rapidement autour de lui un véritable cercle favorable à son travail… et qui voit en lui… un penseur majeur pour la définition et la promotion… des idées de liberté et de laïcité… Certains spécialistes de Spinoza et de la pensée du XVII ème siècle… notamment Maxime Rovere… dans son livre très intéressant Le clan Spinoza… considèrent aujourd’hui… que se sont ces échanges… qui sont au coeur de la pensée du philosophe et qui lui aurait permis d’écrire l’Ethique notamment… Sans ces collaborations avec des personnes aussi compétentes… et dont la seule intention… était de promouvoir la raison humaine de façon parfaitement désintéressée… peut-être Spinoza… ne serait pas parvenu à produire une œuvre aussi importante… Ces cercles sont donc au coeur du processus de réflexion du philosophe… et sa pensée se nourrit de celle de ses amis… dont les liens intellectuels sont autant de liens affectifs… Certains comme Simon de Vries… Jan Rieuwerttsz… Peter Balling… pour ne citer qu’eux… mais ils sont en réalité bien plus nombreux… sont la véritable famille de Spinoza… et ce sont eux qui s’occuperont de faire publier son œuvre et de la diffuser après sa mort… Ils organisent des réunions de travail… réfléchissent de leur côté à certains points essentiels de la doctrine… traduisent ses premiers textes en néerlandais… ou encore établissent des argumentaires contre les idées de Descartes… dont ils sont de fins connaisseurs… Bref… nous sommes ici… avec les amis de Spinoza… au centre d’une bataille intellectuelle européenne… dont l’enjeu n’est pas moins que de définir la modernité… Certains d’entre eux seront d’ailleurs arrêtés… et finiront en prison… Ils pensent non seulement les moyens de parvenir à la compréhension rationnelle de la nature… et donc de se délivrer des fables et des superstitions… mais aussi les modalités d’un contrat social et politique… qui permettrait l’apparition d’un Etat éclairé et bienveillant… faisant de la liberté d’expression la garantie de sa propre stabilité… Enfin… il est plus globalement encore question… de définir le réel de façon mathématique… et donc de sortir la définition de l’homme hors de la sphère de la religion… et même la notion de Dieu… conçu comme la nature elle-même… L’organisation générale de l’oeuvre de Spinoza… et notamment de l’Ethique… sera conçue de manière mathématique… et géométrique… et cela malgré tous les reproches qu’on a pu lui adressés pour cela… Comprenons que l’éthique notamment… c’est un ensemble de définitions… d’axiomes… c’est à dire de postulats qu’il serait trop long pour Spinoza… de tenter de démontrer et qu’on doit donc accepter tels quels pour la démonstration… de propositions… de scolies… d’appendices… etc.… C’est pourquoi c’est une lecture compliquée… et qui ne se présente pas exactement à la manière classique de la rhétorique… Mais alors pourquoi Spinoza fait-il cela ? Ne passons pas à côté de ce problème… car s’il n’est pas question pour nous… de parler de la doctrine elle-même ici… ce point est tout de même fondamental… Pourquoi Spinoza veut-il géométriser le réel… à commencer par Dieu… c’est à dire la nature… et ensuite l’homme… c’est à dire ce champ de forces dominé par des affects… Et bien simplement parce qu’en géométrisant la nature… c’est à dire en montrant la logique impersonnelle à l’oeuvre dans les affects que chacun ressent en lui-même… comme le désir… la joie… la tristesse… la peur… la colère… et ainsi de suite… il donne à son raisonnement la force d’une démonstration universelle… et donc implacable… Les affects ne sont pas sans raison… au contraire… ils répondent à des mécanismes… qui sont ceux de la nature… et que l’on peut comprendre rationnellement… afin de ne plus en souffrir… Tout ce qui se produit en nous… et plus largement dans la nature… est donc le résultat d’un processus rationnel… que l’on peut donner à voir à la manière de la géométrie… Tout est là… Il donne la nature à voir comme une mécanique… c’est à dire comme un ensemble de phénomènes… qui n’a rien à voir ni avec la morale ni avec le sacré… C’est le principe de raison qui est au coeur de toute la démarche… Bref… on voit à quel point l’entreprise est ambitieuse… tant sur le plan de la liberté personnelle conquise par rapport aux affects individuels… que sur celui des institutions politiques… qui en découlent… et on comprend également pourquoi… cette réflexion nous concerne directement encore aujourd’hui… sur les deux plans… Enfin… on voit aussi en quoi cette pensée… est éminemment dangereuse au XVII ème siècle…
Cette période des années 1660… jusqu’aux années 1670… est celle où Spinoza écrit le plus… Il se lance notamment dans la rédaction de l’Ethique… mais l’interrompt en 1665… pour se consacrer jusqu’en 1670… à celle du traité théologico-politique… dont l’urgence ne souffre à ses yeux aucun délai… puisqu’il s’agit de critiquer la superstition… de faire une analyse historique de la bible… et de séparer la philosophie de la théologie… C’est à cette époque également que son mode de vie s’affirme indépendamment de tout superflu… Il mène une vie sobre qui fait l’admiration de ses proches… sans pourtant renoncer à toute forme de plaisir… Il affectionne les conversations avec ses amis… et montre son caractère ouvert et aimable… toujours disposé à échangé des idées… à argumenter… tout en étant à l’écoute… C’est un Spinoza de la maturité… dont la puissance de l’esprit transparaît à travers sa manière de conduire sa vie… Il a des affects qui le traversent… et le travaillent… comme tout homme… mais sait comment les mettre à distance… et les apaiser… En ce sens… il exerce ses idées… et pratique la joie… Il donne en tous point… l’image d’un ami loyal… que l’on a plaisir à retrouver pour échanger des idées… et qui… d’un tempérament solide… sait se montrer de bons conseils… Il mène sa vie pour faire triompher ses idées… dans le désintéressement le plus total… et même si certains lui propose parfois de fortes sommes d’argent pour l’aider… il refuse… préférant garder son indépendance… qu’il considère comme un privilège… C’est notamment le cas… à deux reprises… quand en 1673… un prince lui propose une chaire de philosophie à l’université de Heidelberg en Allemagne… et surtout quand… la même année… c’est le prince de Conde en personne… grand général mais aussi intellectuel fin et brillant… cousin de Louis XIV de son état… qui lui propose de s’installer en France… et lui fait cadeau d’une pension… qu’il refuse également… Pourquoi ?… Et bien simplement parce qu’il sait bien que proposer de l’argent à un philosophe… cela revient inévitablement à le soumettre… et donc à en faire le contraire d’un penseur… c’est à dire un simple agent du régime… Alors… de quoi vit Spinoza exactement ?… s’il ne possède rien… et qu’il refuse les honneurs qu’on lui fait ?… Et bien Spinoza a un métier… il est polisseur de lentilles… c’est à dire qu’il est devenu un spécialiste… et même un spécialiste réputé dans toute l’Europe… du polissage du verre destiné à la fabrication des microscopes et des télescopes… Et cela ne peut être le fruit du hasard quand on songe que l’optique… c’est la grande aventure scientifique du XVII ème siècle… c’est à dire la découverte du monde sous l’angle de l’infiniment petit… et de l’infiniment grand… Descartes lui-même a laissé un traité sur l’optique… ou tout est faux d’ailleurs… mais où néanmoins il tente de répondre à des problématiques importantes posés aux grands esprit de son temps… L’optique… c’est tenter d’y voir plus clair… c’est vous dire si l’aventure scientifique a des tonalités en matière de philosophie… Et pour Spinoza… en particulier… l’enjeu est de vivre honnêtement d’une activité… dans laquelle il est passé maître évidemment… afin de conserver son indépendance… c’est à dire qui lui permette de continuer à penser… C’est pourquoi il s’est choisi un métier… et n’est pas devenu professeur… c’est à dire une sorte de philosophe aux ordres… Penser… c’est une exigence de liberté… qui exclut tout compromis… Et il est bien conscient que l’aventure philosophique… doit être menée dans le renoncement à ses besoins… et la fidélité à un certain nombre de principes simples… parmi lesquels figure au premier rang l’incorruptibilité… Car oui… Spinoza est un incorruptible… ce qui n’est pas la moindre de ses qualités…
Et pourtant… c’est précisément dans ce contexte du début des années 1670… que les choses vont s’accélérer pour le philosophe… notamment en raison d’un bouleversement politique… au sein des Provinces unies… En 1672… Louis XIV a envahi les Pays-Bas… et c’est son cousin le grand Condé… celui-là même qui proposera de l’aide à Spinoza… qui est chargé d’occuper le pays… la population rejette alors la faute de ce désastre militaire et politique… sur le compte de la république… qu’elle commence à considérer comme un régime trop faible… et par trop libéral… et sur ses dirigeants… à savoir les frères Jan et Cornelius de Witt… lesquels représentent un rempart et une protection contre les prétentions monarchiques de Guillaume d’Orange… Le 20 août 1672… alors que Jan… va faire sortir son frère de prison… les deux frères sont rattrapés par la foule et lynchés avant d’être pendus… Cet acte ignoble… ce déchaînement de haine affreux et injustifiable… va signer l’arrivée d’une monarchie déguisée et l’affaiblissement des libertés publiques… ce qui bien entendu… met Spinoza dans un état de colère qu’il n’avait jamais connu auparavant… Le philosophe Leibniz… qui avait rendu visite à Spinoza à la même époque… rapporte dans une lettre… que Spinoza aurait voulu sortir de nuit… pour placarder des affiches… sur les murs de la capitale… La Haye (où il est venu s’installer depuis 1670)… placarder des affiches avec ces mots… « ultime barbarie »… pour dénoncer ce double meurtre… Leibniz explique que les logeurs de Spinoza… l’en auraient empêcher au dernier moment… pour des raisons de sécurité… En clair… ce à quoi le philosophe assiste… impuissant… c’est le retour implacable de la tyrannie… dans laquelle le peuple tout entier se précipite… en l’accompagnant au passage… du déchaînement irraisonné de ses affects de haine… Il en frémit… car il voit s’obscurcir d’un coup le ciel de la raison… et de la concorde permise par la pensée… C’est d’ailleurs la même année… 1672… qu’il met enfin un terme à son chef d’oeuvre… L’éthique… dont il avait reporté la rédaction quelques années plus tôt… comme je le disais tout à l’heure… mais qu’il préfère ne pas publier… vu le climat de haine… que lui-même inspire toujours davantage… et auquel vient maintenant s’ajouter… celui du pays en général… La prudence… toujours la prudence… est plus que jamais une nécessité… Les temps ne sont pas encore venus… pour permettre à une œuvre aussi novatrice… de s’imposer… et à la liberté de rayonner autant dans les esprits que dans les états… Dans le même temps… il entretient une correspondance relativement abondante avec bon nombre de savants à travers l’Europe… mais aussi avec des personnages plus obscurs… avec qui il ne rechigne pas à échanger malgré les insultes… tout en répondant toujours avec calme… et même avec politesse… C’est ainsi par exemple… qu’il reçoit les lettres d’un ancien ami… un jeune étudiant du nom d’Albert Burgh… qui avait été jadis un admirateur… mais qui s’est depuis… converti au christianisme… en se laissant aller aux idées les plus radicales… Sa prose est la démonstration de la haine que Spinoza inspire à des esprits qui ont progressivement renoncé à la raison… et dont je vais lire ici un passage… issu de la lettre n°67… mais qui n’est pas unique en son genre… et que l’on peut retrouver dans le volume consacré à la correspondance du philosophe… chez Garnier-Flammarion… Burgh écrit… « … »… Fin de citation…
Il est difficile de dire jusqu’à quel point… ce climat de haine envers Spinoza a eu un effet sur sa santé déjà fragile… Peut-être n’en a-t-il eu aucun… mais pour autant… il est vrai qu’il ne lui reste plus très longtemps à vivre… Au milieu des années 1670… la quasi totalité de son œuvre est déjà écrite… et ne demande plus qu’à être publiée… avec toute la prudence nécessaire pour les traducteurs et les éditeurs qui s’en chargeront… Il ne lui reste plus qu’une sœur… Rebecca… qui se souciera d’abord d’un éventuel héritage laissé par son frère… qu’elle n’a pas revu depuis de nombreuses années… avant de se rendre compte qu’il ne laisse rien… à part quelques livres et de petits objets sans valeur marchande… Devant l’indigence de son frère… et le souci de devoir payer les dettes… ce qu’elle souhaite éviter… elle abandonnera toute prétention à hériter quoi ce soit… Son frère lui semble surement un être étrange et obstiné… qui a vécu sa vie… en brandissant une science qu’elle considère comme tout droit venu de l’enfer… car enfin… à ses yeux… il est toujours Spinoza le maudit… le Spinoza du herem lancé contre lui… lequel interdit à quiconque le moindre contact avec lui… Pourtant… à bien y regarder… le véritable héritage de Spinoza… ne relève pas de ce genre de valeur… Ce dont il s’agit… au-delà même de sa doctrine elle-même… dont j’ai très peu parlé… parce que ce n’est pas mon propos ici… du moins pas directement… c’est d’une façon de vivre… ou si vous préférez… d’un art de mettre ses idées en pratique concrètement… et dont Spinoza est un exemple… La vie de Spinoza… est l’exemple type d’une vie philosophique… et c’est même au-delà de sa dimension mathématique… une sagesse… à tel point que bon de nombre de commentateurs… ont pu le comparer à un sage épicurien… ce qui est loin d’être une idée farfelue… Pourquoi et qu’est-ce que cela veut dire ?… Et bien simplement que la philosophie n’a aucun intérêt… si elle ne débouche pas sur une modification de son mode de vie… et sur l’observation d’un certain nombre de principes… qui sont autant de règles de conduite… C’est quelque chose que j’avais déjà eu l’occasion de dire… mais qui ne trouve peut-être pas d’illustration plus haute que dans sa vie à lui… Le pouvoir de contrarier les affects n’est pas simplement intellectuel… La puissance de la joie… au sens de Spinoza… c’est de rayonner par la compréhension qu’on a de la nature en nous… c’est à dire de nos affects… et de notre capacité à les mettre à distance et donc à les relativiser… et sa conséquence… c’est de parvenir au-delà de la joie… à ce que Spinoza appelle la béatitude… c’est à dire une joie suprême qui est la perfection même… La joie est le premier signe… quand nous comprenons quelque chose… que nous passons à une plus grande forme de liberté… et donc elle se situe encore dans un certain rapport au temps… dans une certaine chronologie… Mais la béatitude… elle… c’est la marque de celui dont la connaissance de la nature est telle… qu’il l’observe désormais non plus dans l’écoulement de sa durée… mais dans la perspective de sa vérité éternelle… La joie… est accessible par le simple raisonnement qui permet de comprendre le fonctionnement de la nature… et pour Spinoza en effet… le savoir s’accompagne toujours d’une satisfaction… Mais la béatitude… c’est le changement de perspective… dans lequel… penser devient un mode de vie… qui n’est plus soumis aux soucis et aux aléas du monde… mais qui nous conduit à voir tout ce qui nous arrive comme faisant partie de la nature… La béatitude… c’est une expérience qui nous élève… à la vérité et à l’éternité de la nature… et sa saisie intuitive… qui nous semblait jusque-là impossible… devient dès lors une évidence… C’est comme jouer au piano les yeux fermés… le niveau de maîtrise est total… parce que le pianiste n’a plus à penser à ce qu’il fait… Il le ressent tout simplement… Ça… c’est l’effet que nous fait la vérité de la nature… quand elle s’impose à nous dans toute sa force… et qu’on a plus besoin de passer par le raisonnement pour la reconnaître… C’est ce que Spinoza appelle le 3ème genre de connaissance… après la connaissance par oui-dire… c’est à dire l’opinion… et la connaissance mathématique… celle par laquelle il faut passer… comme on l’a vu… Ce troisième et ultime genre… c’est une connaissance de la nature que Spinoza appelle intuitive… car elle consiste à ressentir les choses dans toute leur simplicité… et donc à ne plus avoir besoin de les changer… Une fois atteint ce niveau de connaissance… celui de la vraie sagesse… toute chose nous semble magnifique telle qu’elle est… et il n’y a plus aucun mal dans le monde… On peut le regarder tel qu’il est… avec amour et détachement… dans sa perfection et son éternité… sub speciae eterneatatis… pour le dire comme Spinoza… c’est à dire en latin… sous un regard d’éternité… Il ne s’agit donc pas d’une éternité accessible après la mort… pas du tout… mais accessible ici-bas… par un changement d’approche sur ce qui nous arrive… et dès lors qu’on se met en quête de la vérité… La vie de Spinoza… c’est donc l’expérience d’une conversion du regard… C’est une vie brève… où il vécut dans la solitude et la maladie… certes… mais c’est aussi une vie pleine… et puissante… puisque vécue dans la paix… et la joie… D’une certaine manière… cette conversion à la vérité… ce changement de perspective… ne dépend que de nous… et peut-être est-ce là… la dernière chose à retenir de cet homme extraordinaire… Peut-être même… qu’au fond… à bien y réfléchir… rien d’autre… ne pourra jamais avoir… autant d’importance que cela…
- Spinoza , Oeuvre complètes, La pléiade, Gallimard, 1955.
- Spinoza, Correspondance, Flammarion, 2010.
- Steven Nadler, Spinoza, une vie, Bayard, 2003.
- Robert Misrahi, Spinoza, une philosophie de la joie, Entrelacs, 2011.
- Frédéric Lenoir, Le miracle Spinoza, une philosophie pour éclairer notre vie, Fayard, 2017.
- Maxime Rovere, Le clan Spinoza, Fayard, 2017.