Le cynisme… par Diogène

Le cynisme… par Diogène

Vous êtes-vous déjà demandé… ce que pouvait être une vie de chien ?… Oui… d’une certaine manière me direz-vous… se lever tous les matins pour aller au travail… supporter la hausse des prix… et avoir de moins en moins d’espoir en l’avenir… c’est déjà une vie de chien… Et je vois ce que vous voulez dire… Mais ce n’est pas de cette vie-là dont je veux parler… Je voulais dire une vie de chien… au sens propre… laquelle n’a d’ailleurs rien de commun avec la première… puisqu’un chien… un vrai… n’a pas à se lever tous les matins… ne va pas travailler… ne paie rien… et pense encore moins à l’avenir… Si vous en avez un autour de vous… regardez-le… que fait-il ?… Il dort sur le canapé… ou dans sa niche… Quand il ouvre un œil… il va manger ce qu’il trouve dans sa gamelle… Au besoin il quémande ce qu’il a reniflé sur la table… en vous regardant comme s’il n’avait rien avalé depuis 2 jours… ce qui a peut-être pour effet de vous faire culpabiliser… Et le reste du temps… il joue… se laisse caresser… s’allonge au soleil… Bref… il vit sa vie… sans jamais se soucier ni des lois… ni des conventions sociales… Disons qu’il a un début d’éducation… c’est à dire les règles de propreté que vous lui avez transmises depuis le début… mais rien de plus… Bien sûr… c’est aussi une boule d’amour… de fidélité et d’affection… du moins il faut l’espérer… Mais d’une manière générale… une vie de chien… c’est ça… c’est à dire une vie vécue… sans se soucier de la société… de ses codes… et de ses institutions… Et dans l’histoire de la philosophie… cela porte un nom… le cynisme… Il y a prêt de 2300 ans… en Grèce… les cyniques… se sont posés exactement la même question… qu’est-ce qu’une vie de chien ?… et se sont dit que non seulement… une telle vie était souhaitable… et même que cela constituait un idéal de vie… mais aussi… qu’il était parfaitement possible pour des hommes de la reproduire… Comment une telle chose est-elle possible ?…

 

Pour le comprendre… il faut d’abord rappeler qu’à cette époque… c’est à dire au IV ème siècle avant notre ère… l’ensemble des écoles de philosophie est confronté à ce qu’elles considèrent…  comme une forme de décadence des valeurs morales… La Grèce traverse une période de profondes mutations politiques et philosophiques… et l’on a besoin de réponses à des questions concernant le sens de la vie… et surtout sur comment vivre une vie d’homme… La question qui préoccupent toutes ces écoles… non seulement l’académie de Platon… mais aussi le stoïcisme… l’épicurisme… ou le scepticisme… c’est de savoir quel genre de vie… tout être humain doit-il mener ?… C’est une donc question éthique fondamentale… et qui bien sûr… dans l’esprit des Grecs… est censée ensuite… éclairer la construction de la cité la plus juste… sur le plan politique… Et cela tout simplement parce que toute politique… repose d’abord sur une certaine conception éthique… de la vie… du rapport aux autres et du monde… On commence par définir une vision du monde… ainsi qu’un idéal de vie… une manière d’être et de comporter… et ensuite on se donne les moyens politiques… avec des institutions… pour y parvenir… Or… c’est ici que le cynisme… va apparaître… et d’emblée… se démarquer des autres écoles… parce que pour les cyniques… toute éthique… tout idéal de vie… est toujours en contradiction radicale… avec un projet politique… Le cynisme en lui-même… se caractérise par un refus de la chose publique… et de toute institution… lesquelles finissent toujours par corrompre l’éthique qu’on s’était donné au départ… C’est pourquoi le trait le plus fondamental du cynisme… c’est de vivre à l’écart de toute société politique… à la manière des animaux… et plus précisément à la manière des chiens errant aux alentours d’Athènes… qu’ils prennent rapidement pour modèle… jusqu’à se baptisés eux-mêmes de chiens… Cynisme… en français… cela vient du grec Kuon… qui veut dire chien… et l’utilisation du suffixe isme… est là pour marquer une doctrine… une théorie… En clair… par cynisme… il faut comprendre un corps de doctrine… qui entend définir la vie bonne… à l’image de celle des chiens… Et en ce sens… il est question d’une doctrine de philosophie morale… dont la vocation est de proposer une réponse à la question du mode de vie… en l’occurrence ici celui des chiens… censé permettre le bonheur individuel… Mais dans le même temps… le cynisme… c’est aussi une certaine attitude anticonformiste et réfractaire… face à toute forme d’autorité… A ce titre… on peut déjà parler d’une attitude libertaire… c’est à dire qui n’accepte aucune forme de limite à la liberté individuelle… De ce second point de vue… le cynisme est donc une attitude critique… qui dénonce les fausses valeurs… sociales… politiques… ou religieuses… Nous voilà donc face à deux dimensions fondamentales du cynisme… un art de vivre… tout autant qu’une critique acharnée… et même virulente… âpre et subversive envers la société… D’une manière générale… l’histoire a davantage retenu la dimension critique… que celle du mode de vie et de la sagesse… de sorte que l’on voit souvent chez les philosophes cyniques… les origines lointaines de toutes les formes de contestation… de la révolution française à l’anarchisme…

 

Historiquement… tout commence avec un disciple de Socrate… du nom d’Antisthène… qui vécu à Athènes entre le Vème et le IV ème siècle avant notre ère… et qui après la mort du maître… va s’installer dans un gymnase du nom de Cynosarges… ce qui signifie littéralement « chien agile »… et commence à y enseigner… Mais ce qu’il retient de l’enseignement de Socrate ne porte que sur la nécessité de vivre dans le détachement matériel… En réalité… il va bien vite se montrer un élève dissident… Comprenons bien ici… que la quasi totalité des œuvres d’Antisthène… ne sont pas parvenues jusqu’à nous… et tout ce que nous savons de lui… comme de ses disciples… ne nous est connu que grâce… à un biographe qui arrivera bien plus tard… du nom de Diogène Laerce… dans son livre… Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres… dont on ne sait pas exactement à quelle date il fut lui-même rédigé… peut-être autour du III ème de notre ère… peut-être plus tard… en tous cas… plusieurs siècles après les premiers philosophes cyniques… Des cyniques… nous ne savons donc que peu de choses… et il faut pour les approcher se fonder sur des sources qui sont elles-mêmes incertaines… La question de savoir pourquoi ces philosophes se sont eux-mêmes… désignés comme des chiens… ne saurait trouver de réponse définitive… Sans doute y a-t-il un faisceau de raisons multiples… qui ont convergé ensemble vers cette dénomination… mais qui ne se limite surement pas au lieu où Antisthène enseignait… Ce qui est sûr en revanche… c’est qu’ils se sont d’abord définis comme des adversaires de la pensée philosophique qui dominait à cette époque… le platonisme… L’anti-platonisme… est en ce sens… un point commun de toutes les écoles de philosophie… de cette époque… Pour le dire très simplement… les cyniques ne sont pas des philosophes de l’être… mais du mouvement… Ils ne croient pas que la réalité du monde… réside dans des valeurs absolues… supérieures et transcendantes… et dont la découverte et la compréhension intellectuelle seraient nécessaire pour fonder la cité juste ici-bas… Au contraire… Antisthène enseigne que le monde est en lui-même la seule réalité… et que par conséquent… la vie bonne ne consiste pas dans la recherche et la connaissance d’une réalité supérieure… mais justement dans un certain état d’esprit… propre à l’action… dans ce monde-ci… Ou si vous préférez… nul besoin de grandes théories pour le premier des cyniques… comme pour ceux qui suivront… ce qui importe… c’est de s’éloigner de ce qui est mauvais ou injuste… et d’agir simplement en fonction de ce qui est juste… Mais alors qu’est-ce qui est injuste ?… Et de la même manière… qu’est-ce qui est juste ?… Le mal… pour les cyniques… c’est encore une fois l’ensemble des conventions sociales… et les institutions politiques… quelles qu’elles soient… dont le seul but… est toujours de se maintenir… et de perdurer… fut-ce au détriment des citoyens… Il convient donc pour les cyniques… de pratiquer une sorte de détachement par rapport à tout ce qui est artificiel… et vivre une vie aussi simple… sobre et dépouillée que possible… Un cynique… c’est donc quelqu’un qui refuse tout ce que la société d’une part… et l’état politique d’autre part… cherche à lui imposer… Mais un cynique… ce n’est pas pour autant… quelqu’un qui tombe dans un relativisme des valeurs… qui consisterait à dire que tout se vaut… et que chacun peut se livrer à tout ce qu’il lui passe par la tête… Etre cynique… c’est combattre les valeurs imposées… mais ce n’est pas non plus… être sans valeur du tout…

 

Ou si vous préférez… il y a bien dans la pensée cynique… un système de valeurs… mais qui ne dépend pas d’un ordre établi… et qui dicterait aux individus… de l’extérieur… les codes auxquels ils doivent se soumettre… Il y a bien une morale… mais celle-ci consiste à renoncer à une prétendue vertu collective… pour définir une voie qui est propre à chacun… Le bonheur est possible individuellement… C’est en ce sens… que le cynisme est bel et bien… une contre-culture… au sein du monde grec… Pourquoi ?… Et bien simplement parce qu’en Grèce… on ne pensait pas le cosmos à partir de l’individu… mais l’individu à partir du cosmos… Tout homme appartenait à une famille… à une cité… et plus largement au cosmos… C’est ainsi qu’il était un homme… une identité aux milieu des autres hommes… et que sa vie avait un sens… Respecter les dieux… obéir aux lois… voire mourir pour sa cité… tout cela allait de soi pour un grec… C’était ce qu’on appelait la vertu… Arétè en grec… c’est à dire quand on le traduit « l’excellence »… Rien n’était plus désirable que d’atteindre la vertu… En clair… il s’agissait pour chacun de répondre à ce qu’on attendait de lui… sans quoi il n’était plus rien… La vie tout entière n’avait pas d’autre but… que l’excellence à bien jouer son rôle… et à assumer les responsabilités… dont le destin l’avait investi… Mais pour Antisthène… le sens de la vertu n’est plus du tout le même… Il y a bien toujours une vertu… une excellence… mais pour lui… la vertu… consiste précisément à se détacher de toutes les conventions sociales… La conséquence… c’est que le but de la vie… n’est plus du tout le même… puisqu’il ne se définit plus en fonction de la cité… voire du cosmos… mais uniquement à partir de l’individu lui-même… Pour lui… le bonheur est possible… non pas parce qu’on appartiendrait à une cité… mais en tant qu’on vit dans le rejet de ce qui nous est imposé de l’extérieur… D’une certaine manière… le cynisme… se présente comme une sorte de bombe à l’intérieur de la cité grecque… qui tend à la faire exploser… à partir de ses fondements les plus profonds… c’est à dire la croyance que l’homme se définit d’abord par une appartenance à un tout… un collectif… Pour Antisthène… une telle idée n’a pas de sens… et on comprend pourquoi il est en rupture radicale… c’est à dire à la racine même du système de croyance du monde grec en général… Partant… il rejette l’idée de la gloire… la recherche des honneurs au sein de la cité… la reconnaissance… bref… tout ce qui est valorisé… en les dénonçant comme de fausses valeurs… Au contraire… il faut vivre une vie la plus simple possible… la plus modeste… car telle est la vraie grandeur… Se perfectionner soi-même… et donc progresser vers la vertu… c’est de faire un travail sur soi… pour ne plus avoir besoin des richesses et des honneurs… La vertu… ainsi comprise… c’est toujours l’excellence de l’homme… mais vers un but différent… puisqu’il s’agit d’appliquer à sa vie… une idée toute simple mais très concrète… lutter contre ses désirs… et vivre sans aucun bien matériel… et sans recherche de la gloire…

 

De plus… si la vertu consiste à se détourner des fausses croyances… elle tourne le dos à tous les idéaux absolus… tels qu’ils sont recherchés par la philosophie… notamment chez Platon comme je le disais tout à l’heure… comme la vérité… le bien… le juste… La philosophie… en elle-même… n’est plus considérée comme une activité… dont la vocation est de s’élever vers le ciel des Idées… pour découvrir le Bien moral… et ensuite fonder la cité la plus juste… Elle n’est plus une simple activité intellectuelle mais… pour Antisthène…ce qu’on pourrait appeler… un art de vivre… Entendons par « art » ici… une technique… pour passer à l’action très concrètement… et donc transformer sa vie… Philosopher… c’est agir… et non discourir… et parler pendant des heures… de l’idée métaphysique du bien… mais sans jamais le vivre… C’est pourquoi le cynisme se présente comme une pensée vivante… ancrée dans le sensible… et donc à cet égard… comme une pensée du corps… Le corps n’est donc pas à considérer comme un ennemi… ou du moins comme un obstacle à la vérité éternelle des idées… comme chez Platon qui considérait le corps comme le tombeau de l’âme… mais il faut le comprendre comme un outil… de la pratique philosophique elle-même… Ou si vous préférez… dans la mesure où la philosophie vise la vie elle-même… et non une transcendance… l’outil du philosophe n’est pas son esprit… mais son corps… La conséquence… c’est que la métaphysique platonicienne n’est plus valable… car il s’agit de considérer la philosophie comme une recherche de la vérité… mais comme une pratique concrète… pour atteindre l’absence de trouble… la fameuse ataraxie… commune à toutes les écoles de philosophie à cette époque… Sans doute… cela peut faire penser à plusieurs autres écoles de philosophie… comme l’épicurisme… voire à une certaine forme d’hédonisme… en tant que philosophie du plaisir… comme le cyrénaïsme… et même au stoïcisme… Et en effet… il faut préciser ici… que tous ces philosophes vivent non seulement à la même époque… mais aussi pour l’essentiel… au même endroit ou presque… et donc qu’ils se connaissent… Ils se croisent dans les rues d’Athènes… se rencontrent… Ils se parlent… discutent… débattent ensemble… et parfois parviennent à se convaincre… et à s’influencer mutuellement… Et ainsi… les différentes écoles peuvent partager certains aspects… et c’est pourquoi… parfois elles se ressemblent… Il y a en effet de l’épicurisme et du stoïcisme dans le cynisme… et inversement…

 

La pensée cynique… revient donc… à donner la priorité au corps… c’est à dire à la nature… sur la loi… c’est à dire sur l’artificiel et le culturel… Donner la priorité au corps sur la loi… c’est tout simplement faire de l’instinct une règle de vie… C’est repousser toujours plus les limites du convenable… dans un cosmos des Grecs… où justement… tout doit être à sa place… et où toute place doit être respectée… Et on comprend à quel point les cyniques ont pu… précisément parce qu’ils ont vécu en Grèce… choquer le sens commun… et bousculer les citoyens d’Athènes… dans la mesure où les Grecs avaient une vision de l’univers comme d’un ordre… un cosmos… Pour le dire clairement… pour les Grecs… rejeter la loi… qu’elle soit juridique ou morale… c’est rejeter l’ordre du monde lui-même… tout entier… Et ainsi… c’est s’engager dans une voie… où tout simplement… il n’y a plus de limite… Il s’agit en ce sens… très concrètement de se moquer des dieux… et de voler les offrandes devant les temples… de faire ses besoins en public… de prôner l’amour libre… de pratiquer l’onanisme en public… ou de faire l’amour devant les passants sur la place… au grand jour… Et cela d’abord pour le plaisir de la provocation bien sûr… mais aussi pour aller jusqu’au bout de la logique… celle du rejet total des valeurs… qui ne sont que mensonges et illusions… et de la coïncidence avec la nature… à la manière des animaux… C’est ainsi… qu’ils vont considérer le mode de vie des chiens… qu’ils placent tout en haut des êtres vivants… bien au-dessus des êtres humains… parce que quand les humains perdent leur temps… à rechercher des choses sans valeur réelle… les chiens eux… se contentent parfaitement d’une vie qui coïncide avec la nature… Ils mangent… ils boivent… ils dorment… apaisent les désirs du corps quand ils les ressentent… Ils sont en quête d’affection vis à vis des hommes… bien sûr… mais d’une affection réelle… et non pas feinte… ou illusoire comme peut l’être la vaine gloire et les honneurs… Ils aboient contre leurs ennemis… ou ceux qui ne leur plaisent pas… quand il ressente le besoin de le faire… et donc ils ne connaissent pas l’hypocrisie… Ils sont étrangers aux richesses… et trouvent leur bonheur dans une vie simple… à la seule condition de trouver de quoi survivre… Ils sont en dehors de toute morale… et indifférent aux regard des autres… en toute occasion… pour leurs besoin comme pour le reste… De la même manière… les chiens ne connaissent pas le compromis… et encore moins le dialogue… Il n’est pas question de chercher des solutions à des problèmes métaphysiques dont ils ignorent même l’existence… Les choses sont donc très simples à leurs yeux… en tant qu’ils sont guidés par leur le seul instinct… Une chose leur apparaît soit bonne… soit mauvaise… de manière tout à fait spontanée… et sans détour… Il n’y aucune forme particulière à observer… aucun gant à prendre… Si elle est bonne… on l’adopte… si elle est mauvaise… il aboie… ni plus ni moins… Ainsi… si l’on transpose cette attitude à l’homme… alors cela veut dire que l’on rompt… non seulement avec les questions philosophiques… mais surtout avec le langage… et donc avec avec le dialogue… Voilà qui est étonnant pour une école de philosophie… mais l’on peut comprendre… dès qu’on cesse de considérer la philosophie comme une recherche de la vérité… mais comme une pratique concrète… d’un certain de mode de vie… Pour le dire simplement… il s’agit de vivre selon la nature… Seuls les chiens peuvent vraiment être heureux… car ils vivent dans l’innoncence et la simplicité de leur nature… sans se poser de questions métaphysiques… et hors de toute norme… de toute loi… de toute valeur morale… C’est pourquoi… pour Diogène… le chien sera toujours supérieur à l’homme… car quand l’homme tente de vivre spontanément ce qui lui vient de sa pensée… le chien lui… ne fait rien d’autre que de vivre selon son instinct… Il est donc toujours plus spontané que l’homme lui-même… toujours plus instinctif… et donc toujours plus en harmonie avec la nature… Ce renversement entre l’homme et le chien… ce n’est pas Antisthène qui va le théoriser… mais l’un de ses disciples… qui va bientôt devenir le plus célèbre des cyniques… Diogène de Sinope…  En réalité… c’est lui… qui va véritablement poser les bases du cynisme… Mais il ne faut pas confondre avec Diogène Laerce… le biographe dont je parlais tout à l’heure… et qui a vécu plusieurs siècles plus tard… Diogène de Sinope… fut un contemporain d’Antisthène… au IV ème siècle avant notre ère… et dont nous avons… pour lui aussi… perdu toutes les œuvres…Si nous le connaissons aujourd’hui… c’est donc… comme pour Antisthène… grâce à Diogène Laerce… Digène de Sinope… est appelé comme ça… parce qu’il est originaire de la ville de Sinope… ville située dans l’actuelle Turquie… sur la mer noire… Mais il a du fuir… et partir pour Athènes… après avoir aidé son père… qui était banquier… à falsifier de la monnaie… Mais selon les spécialistes… s’il s’est rendu coupable de falsification de monnaie… ce ne serait par recherche du gain… mais au contraire par contestation de l’ordre établi… Peut-être… Si c’est le cas… c’est donc qu’il nourrissait déjà… très jeune… une conception toute cynique… des institutions et des richesses… et qu’il les méprisait… au point de falsifier la monnaie de la cité… Et l’on comprend qu’en arrivant à Athènes… il ait été séduit par la pensée… et surtout le mode de vie… proposé par Antisthène… Jusque-là… nous avons compris… que la pensée cynique… ne passait par le discours mais par l’action… et en l’occurrence par l’action qui vise à se moquer des codes et des lois… voire à les déconstruire… C’est une action mordante… sans mauvais jeu de mots… au sens où le chien… peut mordre celui ou celle qu’il n’aime pas… qu’il ne sent pas… C’est une action qui tend vers une certaine forme de rupture… De fait… Diogène… que l’on va surnommer le chien… (Antisthène se faisait lui appelé le vrai chien)… va s’établir dans un cimetière pour chien… ce qui est une manière pour lui… de tourner en dérision la très prestigieuse académie de Platon… et de rompre toujours davantage… avec les conventions… et la prétendue respectabilité des platoniciens… En réalité… ce que nous savons de Diogène tient en peu de choses… et surtout relève de l’imagerie que l’histoire de la philosophie a retenu… ainsi que l’histoire de l’art… car on représente Diogène… quasi légendaire…  en peinture à partir du XVII ème siècle…

 

On montre un Diogène extrêmement sale… hirsute et barbu… vêtu d’un manteau… et toujours muni d’une besace… d’un bâton… d’une écuelle… et d’une lanterne… qui sont ses seuls biens personnels… Là encore… il est question pour lui de se dépouiller de tout ce qui n’est pas nécessaire pour la vie… et de mener son existence de la façon la plus simple qui soit…  On le dépeint également… ce qui est presque toujours le cas… à l’intérieur d’un tonneau… dont il se serait fait un logement… même s’il est avéré qu’une telle chose est impossible… car le tonneau n’existait pas en Grèce à cette époque… et qu’on utilisait plutôt des amphores pour conserver le vin ou l’huile d’olive… Il est donc probable… que Diogène dormait dans une jarre… ou ait vécu tout simplement… en clochard… dans le cimetière pour chiens… dont je parlais à l’instant… ou dans les rues d’Athènes… et qu’il vivait grâce à la générosité de ses amis… Dans la mesure où il ne reste rien des écrits de Diogène… il nous faut reconstituer sa pensée à partir des anecdotes rapportées par le biographe Diogène Laërce… Mais dans la mesure où il s’agit d’une philosophie comprise comme un art de vivre… et non pas comme strictement conceptuelle… ce sont des anecdotes qui nous disent quelque chose de sa pensée… Elles ne sont pas très nombreuses… et consistent… comme je le disais tout à l’heure… soit dans le harcèlement de ses contemporains… soit dans la provocation et la dérision de la morale et des institutions… C’est ainsi par exemple… qu’un jour… Diogène… dont la réputation avait déjà dépassé les frontières de la Grèce… reçu la visite d’Alexandre le Grand… lequel… entouré de toute sa cour… vint le trouver… L’anecdote… l’une des plus célèbres… est racontée par Diogène Laerce… mais aussi par d’autres auteurs… notamment Cicéron et Plutarque… Citons le récit qu’en fait ce dernier… dans sa vie d’Alexandre… je cite… « Alexandre espérait que Diogène de Sinope, qui vivait à Corinthe, <viendrait lui aussi le trouver et le féliciter>. Comme Diogène ne se souciait aucunement d’Alexandre et restait tranquillement au Craneion, ce fut Alexandre lui-même qui se déplaça. Diogène se trouvait allongé au soleil. En voyant arriver tant de monde, il se redressa un peu et jeta les yeux sur Alexandre. Celui-ci, l’ayant salué, lui adressa la parole le premier pour lui demander s’il avait besoin de quelque chose : « Ėcarte-toi un peu du soleil ! », répondit l’autre. Alexandre en fut profondément frappé, dit-on ; le philosophe le méprisait, mais lui, il admirait son dédain et sa grandeur. Alors que ses compagnons, en s’en allant, riaient et se moquaient, il leur dit : « Eh bien moi, si je n’étais pas Alexandre, je serais Diogène»… Fin de citation… Pour information… le craneion… c’est une colline sur les hauteurs de Corinthe… Ecarte-toi un peu du soleil… cela veut dire pour petre encore plus clair… fiche-moi la paix… et retourne d’où tu viens… On voit à quel point Diogène méprise le pouvoir… et pas n’importe lequel… puisqu’il s’agit d’Alexandre le Grand en personne… mais que c’est justement ce mépris… qui fait sa grandeur… C’est une grandeur paradoxale… et qui consiste à ne pas se soucier de la grandeur… c’est à dire des honneurs et de tous les avantages que pourrait lui procurer l’homme le plus puissant du monde… Il s’en moque… et ne demande rien d’autre qu’on le laisse tranquille… Il ne s’agit donc pas du dédain de celui… qui faute d’avoir réussi en société… aurait retourné son échec en rancoeur… comme le héros des carnets du sous-sol… par exemple… chez Dostoïevski… mais d’un mépris réel pour le pouvoir et l’argent… un authentique désintéressement… Sa situation n’est pas subie… elle est choisie… et revendiquée…

 

Mais il ne faudrait pas croire… que le mode de vie cynique se réduirait à agir selon sa propre nature… Elle consiste aussi en une ascèse… et c’est ce qui le rend beaucoup plus complexe… Pour le comprendre… il faut raconter cette autre anecdote… moins connue… Sans être sûr de la chronologie exacte de la vie de Diogène… il est rapporté dans les textes… qu’il aurait été capturé par des pirates lors d’un voyage en bateau… et vendu comme esclave… Quand on lui a demandé ce qu’il savait faire… il répondit… « gouverner les hommes »… C’est ainsi qu’il devint la propriété d’un riche marchand… lequel lui confia des missions de confiance… à commencer par l’éducation de ses propres enfants… Alors que fit Diogène exactement ?… Quelle genre d’éducation un cynique… peut-il bien donner à un enfant ?… Selon Diogène Laërce… il les éduqua à la mode spartiate… c’est à dire qu’il leur donna d’abord une éducation militaire… Il leur appris à se contenter de peu… et notamment à diner de manière frugale… Il leur appris à manier le javelot… et à monter à cheval… et à marcher pied nus… et surtout à se taire… Dans le même temps… il leur donna une éducation littéraire… et leur fit découvrir les classiques… Voilà qui est étonnant pour un personnage aussi révolté… Pourquoi Diogène fait-il preuve ici d’une telle rigueur ?… Et bien simplement parce que le mode de vie cynique ne s’enseigne pas par le dialogue… à la manière socratique… mais par le bâton… par l’invective et par les coups… Ce mode de vie… n’est pas celui du seul plaisir… comme je le disais tout à l’heure… ce qui le ferait un peu trop ressembler à un simple hédonisme… mais celui d’une ascèse… Le cynisme est une ascèse… Mais de quoi s’agit-il exactement ?… L’ascèse… c’est une démarche qui consiste en un travail sur soi… un effort sur sa propre personne… C’est une tension que l’on exerce sur ses propres pensées… ou sur ses propres désirs… afin de parvenir à les maîtriser… et donc à se maîtriser soi-même… L’ascèse… c’est donc un ensemble d’exercices pratiques… qui tout en répondant aux besoins du corps… permet de s’en délivrer… et d’accéder à une libération spirituelle… Il s’agit donc pas de chercher le plaisir pour le plaisir… mais plutôt de trouver le moment à partir duquel l’abandon se fait maîtrise… Tout l’intérêt du cynisme réside donc dans ce paradoxe… qui consiste à prôner la satisfaction de tous les besoins du corps… à la manière d’un chien… mais cela pour mieux le maîtriser… L’enjeu… c’est de devenir autonome et autosuffisant… et donc de ne plus dépendre de ce qui nous est extérieur… De la même manière que Diogène renvoie Alexandre le Grand comme un malpropre… il apprend à ses élèves à se contenter de peu… pour ne dépendre de rien… Car voilà… pour se permettre de parler de cette manière à Alexandre… et même comme on l’a vu dans le texte… pour susciter son admiration… il faut bien être arrivé à un niveau d’auto suffisance tel… qu’on n’a plus besoin de rien… sinon du strict minimum que l’on peut se procurer soi-même… et facilement… C’est en ce sens… que l’ascèse… devient la seule voie susceptible de nous enseigner une valeur véritable… Elle est pour ainsi dire… la seule valeur qui soit aux yeux d’un cynique comme Diogène… et quand on parvient à la pratiquer… alors ne peut que rire et se moquer de ceux qui ont toujours besoin de plus que ce qu’ils ont… et qui veulent toujours davantage de gloire et de richesse… L’ascèse… comme unique voie de la valeur véritable… c’est à dire celle du dépouillement… permet ainsi de donner un sens à la vie… qui n’est plus celui de la cité et de la société… mais celui que l’on trouve dans le recueillement en soi-même… Pour le dire en un mot… c’est une spiritualité… au sens de Pierre Hadot quand il parle d’exercices spirituels dans son livre… Exercices spirituels et philosophie antique… C’est une pratique concrète du détachement par rapport au monde… par la maîtrise de son propre esprit… A terme… cet effort sur et par l’esprit… culmine dans la possession de son propre corps… c’est à dire quand on cesse d’être possédé par lui… et donc d’être le jouet de ses propres désirs… Encore une fois… quand toute la cour d’Alexandre se moque de Diogène… parce qu’ils le prennent pour un fou… ils se font reprendre par l’empereur lui-même… qui leur répond… rappelez-vous… « Et bien moi, si je n’étais pas Alexandre, je serais Diogène »… Pourquoi leur dit-il cela ?… Et bien simplement… parce qu’en homme de pouvoir… Alexandre le grand… a bien compris que s’il domine le monde tout entier… il ne domine pas encore sa propre personne… Il veut toujours conquérir le monde… aller toujours plus loin… et toujours étendre son empire davantage… Diogène lui… se moque d’une telle conquête… puisqu’il domine un empire bien plus vaste… mais qu’il est le seul à pouvoir contempler… Alexandre le sait… ce qui en fait déjà un homme supérieur aux autres… ses courtisans l’ignorent… et c’est pourquoi ils sont méprisables… toujours prêts à se vendre… et se vautrer dans les pires bassesses… pour obtenir quelques miettes… que leur maître voudra bien leur lancer… En un sens… ce sont des chiens domestiqués… quand Diogène lui… est un chien errant…Aux yeux de Diogène… ce sont toujours des chiens… mais pas les mêmes… Ils ont appris à respecter l’ordre établi… et ils le respectent dans la mesure où ils en attendent quelque chose… une récompense… on pourrait même dire… pour un être un peu cynique nous-mêmes… un susucre…  Diogène… lui… n’en attend plus rien… et c’est pourquoi il peut se permettre d’être libre… voire de montrer les dents… Le plus drôle… c’est que la cour d’Alexandre transposée à notre monde moderne… nous donnerait surement le spectacle de petits courtisans… qui jouent les rebelles… mais sans avoir rien à redouter de personne… Car il est toujours plus facile de jouer les cyniques… quand on sait qu’on ne risque rien… et qu’on sera même valorisé pour ça…

 

La démarche de Diogène a au moins l’intérêt de prendre un risque… en s’opposant à un ordre qui ne la valorise pas… celui des Grecs… La réaction d’Alexandre est surement une exception au IV ème siècle avant notre ère… Alors qu’aujourd’hui… elle passerait presque pour la règle… D’une manière ou d’une autre… de nos jours… chacun peut se retrouver en Diogène… en tant qu’il est le symbole même de la contestation… Mais alors justement… que reste-t-il du cynisme ?… Et est-il seulement possible… de voir dans cette pensée… et dans cette pratique de vie… une réponse viable… pour une société humaine ?… Que se passerait-il… si tout d’un coup… tout le monde… en appliquait les principes ?… On peut imaginer que cela donnerait une société sans institution… sans morale commune… et dans laquelle prévaudrait le bonheur individuel enfin réalisé… Mais la vérité… c’est qu’une telle démarche est forcément destinée à rester… une contre-culture… Et cela parce que sa force… comme sa faiblesse… réside dans son excès… Nous savons que Diogène lui-même avait rédigé un texte… intitulé La république… pour répondre à ces questions… à commencer par le fait de savoir… si la vie en commun était possible… sur de telles bases… Il était donc parfaitement conscient du problème que posait le cynisme dans sa logique… et dans son accomplissement même… Mais le texte… comme l’ensemble de son œuvre… a été perdu… et nous ne saurons jamais s’il avait trouvé une solution… Peut-être d’ailleurs… qu’il ne s’agissait pas pour lui… d’apporter de réponse… mais simplement de préciser que dans toute république… une contestation est non seulement souhaitable… mais aussi utile… Or tout est là… c’est à dire… dans ce paradoxe… que tout cynique… est à la fois nécessaire… et dans le même temps redoutable… Il est nécessaire pour dénoncer la vanité des hommes… et les fausses valeurs dont ils se réclament… principalement religieuses et morales… lesquelles peuvent s’imposer dans toute société… et qui ne sont que des contrefaçons… Mais dans le même temps… il est redoutable… en tant qu’il est porteur d’un bâton… et que la légitimité de son discours… peut tout aussi bien prendre la forme d’une action politique illégitime… si on cherchait à l’imposer… Quand les révolutionnaires et les anarchistes se sont réclamés de Diogène et du cynisme… cela s’est traduit par la violence… et par le sang… Si nous devons retenir quelque chose du cynisme… prenons-le plutôt comme une tentative… imparfaite certes… mais tout de même un essai… pour expérimenter une vie selon des moyens différents… et dont la question… fondamentale… continue à nous intéresser directement malgré les siècles… à savoir… qu’est-ce qui a vraiment de la valeur ?… Sur quoi devons-nous nous concentrer… pour vivre une vie bonne… une vie pleine… En somme… une vie qui aura un sens véritable… ?