Le roman d’une vie : Nietzsche

Le roman d’une vie : Nietzsche

Depuis quelques minutes… les badauds et les curieux… forment un cercle sur la place Carlo Alberto… à Turin… Il faut dire qu’ils n’ont pas droit à un tel spectacle tous les jours… celui de la folie et du désespoir d’un homme… en pleine rue… prostré… et en larmes… On ne sait pas exactement ce qu’il s’est passé… Alors… dans la confusion générale… au milieu de la foule… on discute… on essaie de comprendre… Selon certains témoins… tout a commencé avec un cocher… qui était en train de battre un cheval… de façon assez violente… C’est alors que cet homme… s’est interposé pour défendre l’animal… qu’il a collé dit-on… sa joue contre celle de la bête… et lui a glissé quelques mots à l’oreille… avant de s’effondrer au sol… D’apparence… c’est un homme encore jeune… et on apprendra plus tard… qu’il n’a que 44 ans… Tout dans sa personne… souligne un être extrêmement raffiné et élégant… Il porte un costume simple et sans ostentation… mais extrêmement soigné… Ses cheveux sont bien peignés en arrière… pour dégager un vaste front… et des traits fins… sur lesquels a poussé une épaisse et broussailleuse moustache… Ses mains sont celles d’un intellectuel… et même d’un pianiste… Il est à moitié aveugle… mais il semble vivre comme à l’intérieur de lui-même… toujours tourné vers des réalités plus hautes… comme un aigle… qui verrait les choses du haut des cimes… Mais cette fois… l’aigle est tombé… et il ne faut pas longtemps… à ceux qui sont autour de lui… pour le reconnaître… voire pour se moquer de lui… C’est le professeur Nietzsche… On le connaît parce que de passage depuis quelques semaines à Turin… il s’est déjà fait remarqué en chantant sous les fenêtres… ce qui sera un signe de joie pour certains… ou la preuve de sa folie pour d’autres… Nous sommes le 3 janvier 1889… et c’est la date que l’on retient… en général… pour marquer la fin de la vie consciente de Nietzsche… et le début de son effondrement dans la démence… A partir de là… il n’écrira plus une ligne… et ne pensera plus… comme si son esprit jusque-là si libre… était déjà parti… Mais alors… pourquoi Nietzsche est-il devenu fou ?… Et d’ailleurs… de quel genre de folie s’agit-il ?… Peut-on dire que cette démence… bien réelle… était le prix à payer… pour avoir soutenu que Dieu est mort ?… Est-elle la rançon du philosophe… pour avoir osé sonder les profondeurs de l’âme humaine… en psychologue… et avoir fait la généalogie de toutes ses croyances… et de toutes ses valeurs ?… Mais peut-être que répondre à ces questions par l’affirmative… n’est qu’une solution de facilité… propre à faire de Nietzsche une sorte de héros romantique emportée par la profondeur de sa propre pensée… C’est joli… mais est-ce exact ?… Nietzsche disait lui-même que toute pensée… toute philosophie… n’était que le symptôme d’un état de santé du corps… Elle n’est que la traduction… d’une certaine souffrance… Alors pour comprendre Nietzsche… il nous faut nous-mêmes être nietzschéens… et appliquer à Nietzsche son propre principe… C’est pourquoi… comme souvent… pour comprendre la pensée du philosophe… il nous faut d’abord nous demander qui il était… et quelle fût sa vie…

 

Friedrich Wilhelm Nietzsche… est né le 15 octobre 1844… à Rocken… petite ville de Prusse… Il est le fils aîné d’un pasteur… Karl-Ludwig Nietzsche… et d’une fille de pasteur… Franziska Oehler… qui auront deux autres enfants… Elisabeth d’abord… en 1846… et enfin un petit frère… Joseph… en 1848… Comprenons bien que devenir pasteur… est une perspective assez courante… pour les fils de la petite bourgeoisie allemande… au XIXème siècle… car les études de théologie sont peu chères… et que de nombreuses bourses sont accordées assez facilement… C’est pourquoi d’ailleurs… la mère de Nietzsche envisagera pour lui… ce qui lui semble la voie la plus naturelle… c’est à dire… qu’il devienne lui-même pasteur…  D’après ce qu’en dire Nietzsche lui-même… la vie campagnarde du village de Rocken est agréable… La ville est entourée de collines…  de forêts et d’étangs… et semble habitée par le souvenir d’anciennes batailles… qui se sont déroulées non loin de là… ce qui est propre à enflammer l’imagination du petit garçon… Mais pour le plus grand malheur de la famille… le père de Nietzsche… décrit comme un homme doux et affable… meurt très tôt à l’âge de 36 ans… alors que Nietzsche est seulement âgé de 5 ans… Franziska soutiendra que son mari est mort des suites d’une chute dans un escalier… mais en réalité… selon les biographes… le père de Nietzsche aurait été victime de troubles mentaux… Toute sa vie… il se souviendra du traumatisme de la perte d’un père qu’il adorait… et ne cessera de penser et de dire… qu’il mourra jeune comme lui… Et c’est un fait… que Nietzsche aura une santé extrêmement fragile… comme nous le verrons… Ce tableau est encore assombri par la perte de son jeune frère… à l’âge de deux ans… et au sujet duquel… Nietzsche explique qu’il avait fait un rêve prémonitoire la veille de sa mort… Tant et si bien… qu’il se retrouve à 6 ans… entouré de femmes… sa mère, sa sœur, sa grand-mère et ses deux tantes… La mort du père… oblige la famille à quitter le presbytère où ils étaient installés… pour laisser la place à un nouveau pasteur… et à partir vivre à Naumburg… laquelle est une plus grande ville que Rocken… A partir de 1858… donc à 14 ans… Nietzsche sera interne au très sévère collège royal de Pforta… connu pour sa discipline… ce qui n’est d’ailleurs pas forcément pour lui déplaire… Il s’y distingue par ses résultats scolaires… et son goût pour la littérature… Il découvre notamment Goethe… Schiller… Holderlin… Byron… mais surtout les Grecs… Eschyle… et Hésiode… et fonde une petite société littéraire… avec ses amis… tout en exprimant un fort penchant pour la mélancolie et le lyrisme… dont ses premiers écrits seront fortement marqués… Mais dans le même temps… il montre également des aptitudes sportives… et un goût très prononcé pour l’effort physique… comme la natation ou la randonnée… Il est donc un élève complet… supérieurement intelligent… et au caractère très affirmé… Plus tard… ses anciens camarades le décrieront comme un jeune homme sérieux… réfléchi… mot qui revient souvent chez Nietzsche… et surtout qui consacre toutes ses forces à se maîtriser lui-même… De fait… Nietzsche sera un philosophe de la maîtrise de soi… voire de la conquête de soi… du triomphe sur ses propres affects… et de la hiérarchisation de ses instincts… C’est pourquoi… il prise la solitude… se fait peu d’amis… et ne se mêle pas aux jeux des autres élèves du collège… qu’il juge puérils… De la même manière… il commence à mettre de la distance dans ses relations avec sa mère et sa sœur… pour lesquelles il éprouve de l’affection… du moins pour le moment… mais qu’il ne tient pas à mêler à ses premières réflexions intellectuelles… car il sent bien qu’elles ne pourront pas le comprendre… Il cherche déjà à se commander à lui-même… afin de faire plier son corps à sa volonté… Malheureusement… Nietzsche est souvent malade… et souffre de plus en plus… de maux de tête très violents… probablement dus à une myopie mal corrigée… Tout au long de ses années de collège… le jeune Nietzsche est en proie au doute… il se cherche… Il est partagé entre son goût pour la discipline… et celui qu’il cultive pour la liberté et la création poétique… Avec le temps… et les années qui passent… cette même interrogation prend chez lui… la forme plus savante… d’un débat… entre le romantisme allemand… et la tragédie grecque… Ou si vous préférez… Nietzsche commence déjà à considérer que les poètes allemands sont décadents… et à travers eux… c’est toute la culture allemande… et plus largement la modernité… qu’il commence à soupçonner de lourdeur… et d’une certaine forme de balourdise… A l’inverse… il voit dans la culture grecque… et notamment dans la tragédie… des formes d’expression artistiques… beaucoup plus proches de ses goûts esthétiques… parce que plus aptes à traduire à certain esprit de la vie… Il pense que la culture allemande… et plus largement européenne… se teinte beaucoup de morale et de préjugés… Et de fait… il se considère comme prisonnier d’une culture allemande… dont il est l’héritier… qu’il lui faut porter… mais dont il se sent de plus en plus éloigné…

 

Mais il n’y a pas que la poésie qui… dès sa jeunesse… pose problème à Nietzsche… dans la culture allemande… C’est surtout sa musique… qu’il juge sévèrement… En réalité… Nietzsche… se sent d’abord et avant tout musicien… et notamment pianiste… Il commence très tôt… vers dix ans à jouer des sonates de Beethoven… et même à composer ses propres pièces… Il fait le délice de ses amis… quand dans la salle de musique de son collège… il se lance dans des improvisations… qui marqueront pour longtemps ses condisciples… Simplement… s’il est doué… il ne l’est pas suffisamment pour envisager une véritable carrière dans la musique… ce qui sera toujours pour lui… une souffrance… Pourquoi ?… Et bien parce qu’il considère… à juste titre… que la musique est un langage… propre à nous faire ressentir plus profondément et plus directement que tout autre… la réalité de la vie… Or… là encore… il ne peut constater la supériorité de la tragédie grecque par rapport à la musique allemande… dont il se méfie… Il y voit l’expression même d’une vérité… celle du tragique de l’existence… quand la musique allemande se contente de célébrer la gloire militaire… un soit-disant sens de l’histoire… et la victoire de l’État dans une culture officielle… Bref… en quelque sorte… il voit la musique allemande… comme une adaptation de la philosophie de Hegel… pour piano et violons… pour ainsi dire… Il vomit littéralement une musique… qui… parce que grandiose… ne se ferait que l’écho de valeurs absolues… comme Dieu… le Vrai… et le Bien… et qui en ce sens… n’est pour lui qu’un mensonge… Toutes ces thématiques… c’est à dire la culture… la tragédie… et la musique… et leur rapport historique avec l’Allemagne de son temps… sont déjà en germe dans la tête du jeune Nietzsche… à 20 ans… et cela jusqu’aux années de ses premiers textes de philosophe… Elles sont ce par quoi… il va arriver à la philosophie… Ou si vous préférez… il devient très net… dans son esprit… que la culture allemande et européenne… doivent se réapproprier quelque chose de la culture grecque… et qui tient en un certain rapport au monde… et une certaine vision de l’existence… même s’il ne sait pas encore précisément… comment le nommer… Ce qu’il a déjà dans son viseur… ce sont certaines valeurs… qui au fil d’un temps très long… c’est à dire des siècles… ont été incorporées par les hommes… c’est à dire qu’avec le temps… ces valeurs… se sont donc transformées en réflexes inconscients… pour les individus et pour les peuples… Il s’agira donc… dans la première philosophie nietzschéenne… d’un projet de réforme de la culture… à commencer par l’éducation… les arts… ou l’éducation du public… L’Allemagne… et la culture allemande… est en ce sens… le problème fondamental qui intéresse le jeune Nietzsche… et dans une certaine mesure… restera son problème… d’un point de vue très personnel… jusqu’à la fin de vie… Pourquoi ?…

 

Pour le comprendre… il faut d’abord garder à l’esprit… qu’à ce moment précis… celui où Nietzsche a 20 ans et qu’il s’apprête à entrer à l’université… c’est à dire les années 1860… l’Allemagne est encore un pays divisé en différents états… et la question de savoir ce qu’est l’Allemagne est alors centrale… On se demande depuis longtemps… si l’unité allemande se produira militairement… autour de la Prusse… ou alors de manière plus linguistique… sous l’égide de l’Autriche… Autrement dit… un doute plane sur ce que doit être… et ce que sera l’Allemagne… c’est à dire sur quelles bases… sur quels fondements… reposera l’unité de la nation allemande…  Or… il se trouve que la question sera réglée à partir de 1866… quand la Prusse imposera une terrible défaite à l’Autriche… à la bataille de Sadowa… faisant ainsi prévaloir une certaine idée de la future Allemagne… une idée prussienne… c’est à dire nationaliste et militariste… C’est ainsi que le roi de Prusse Frédéric-Guillaume IV… dont Nietzsche porte le nom… Friedrich Wilhelm… parce que ses parents étaient royalistes… va provoquer la France et la battre en 1871… Par cette victoire… le roi de Prusse impose l’Allemagne comme le pivot de l’Europe… et fonde l’unité du reich allemand… Le roi de Prusse… Frédéric-Guillaume IV devient dès lors l’empereur Guillaume Ier… sous l’égide du chancelier Bismarck… qui est le véritable artisan de la nation et de la puissance allemande… Dans ce contexte de fondation de l’unité allemande par la guerre… la question de la culture… bien que fondamentale… devient un simple outil… Or… Nietzsche rejette fortement toute conception nationaliste de l’Allemagne… et qui ne ferait de la culture qu’un instrument au service de l’État… le plus froid des monstres froids… Il y voit un signal mortifère… au coeur de l’Europe… et au coeur de la civilisation… c’est à dire la mort même de la culture… puisqu’en allemand… culture et civilisation ne sont qu’une seule et même chose… Tout simplement parce qu’on ne peut faire triompher la culture… par une victoire militaire… au contraire même… Plus largement… à ses yeux… c’est la mort de l’homme qui se profile… sur cet horizon… car il pense que c’est la culture… qui n’est rien d’autre que la capacité de l’homme à s’élever lui-même… qui doit se servir de l’État pour s’épanouir… et non l’inverse… Exactement comme chez les Grecs… On comprend pourquoi… dans ce contexte politique… le problème strictement allemand va devenir un problème européen dans les années qui suivront… et surtout… en quoi Nietzsche gardera un regard extrêmement critique sur son propre pays… qui lui semble aller à rebours de ce qu’il doit être… et même de ce que doit être l’Europe…

 

Pour l’heure… il est temps pour Nietzsche… de s’inscrire à l’université… à Bonn d’abord… en 1864… et à Leipzig ensuite… en 65… Il commence par étudier la théologie… avant de bifurquer vers la philologie… au grand dam de sa mère et de sa sœur… qui interprètent toutes deux ce choix comme une trahison… alors qu’il correspond pourtant… à une trajectoire parfaitement logique compte tenu des idées du jeune homme… Pourquoi ?… Et d’abord qu’est-ce que la philologie ?… La philologie… c’est l’étude des langues anciennes… à partir du commentaire critique des textes… Ou si vous préférez… il s’agit d’étudier les civilisations anciennes… leur rapport au monde au sens large… par leur langue… et donc par les mots qu’elles utilisent… et qui dévoilent leurs manière d’être… et leur façon de penser… Pour Nietzsche bien sûr… c’est la Grèce… qui constitue son véritable intérêt… et plus particulièrement la Grèce de la période tragique… c’est à dire celle des VI ème et Vème siècle avant notre ère… ce qui est d’une importance capitale… Cette Grèce-là… n’est pas celle à laquelle on pense habituellement quand il est question des Grecs… car c’est la Grèce d’avant Socrate… et donc d’avant la philosophie… et la rationalisation de l’État… C’est une Grèce qui ne se représente pas le monde d’une façon uniquement rationnelle… qui intéresse Nietzsche… mais une Grèce qui fait droit aux idées de tragique… et d’éternel retour des choses… une Grèce plus dionysiaque… dont nous avons perdu l’habitude… et qu’il nous faut retrouver… La philologie représente en ce sens… un outil critique… pour mieux penser la culture européenne contemporaine… et donc la réformer… c’est à dire… aider à changer les comportements… C’est en cela que la décision de Nietzsche de passer à cette discipline… semble rétrospectivement aller de soi…

 

Etudiant à Bonn… Nietzsche fait la connaissance d’un professeur de philologie qui le marque fortement… Friedrich Ritschl… qu’il suivra peu de temps après à Leipzig… pour continuer à suivre son enseignement… Mais cette décision souligne aussi chez Nietzsche… une forte propension à quitter les lieux où il se trouve… et à errer… comme s’il ne pouvait jamais tenir en place… Il est dans le mouvement… non seulement du point du vue des idées… mais aussi sur le plan géographique… De la même manière… il se lasse assez rapidement de ses amis… et les quitte sitôt qu’il commence à les connaître… soit pour s’en faire de nouveaux… soit pour retourner à sa solitude… Le professeur Ritschl va avoir une influence considérable sur l’étudiant Friedrich Nietzsche… lequel ne supporte pas de ne pas entendre son maître trop longtemps… Pourtant… c’est un autre éducateur qui marquera le plus fortement le jeune Nietzsche… En effet… en 1865… il découvre dans une librairie de Leipzig… un livre qui va le bouleverser… et changer radicalement sa vie… le Monde comme volonté et comme représentation d’Arthur Schopenhauer… C’est une révélation… celle qu’il n’est pas seul… et qu’il existe un auteur… capable de mettre des mots sur ce que lui… Nietzsche pense et ressent… au plus profond… En héritier de Kant… Schopenhauer comprend le monde comme une séparation entre le monde des phénomènes… tel que nous pouvons le connaître grâce à notre entendement… et le monde en soi… inconnaissable pour l’entendement… Simplement… Schopenhauer… entend aller plus loin que Kant… en affirmant qu’il est possible de faire l’expérience du monde en soi… par le corps… Le corps… est un pont entre le monde des phénomènes… et le monde en soi… parce que nous en avons une représentation dans le temps et l’espace… et dans le même temps… il nous donne accès à une réalité non représentable… et pourtant connaissable… la volonté… La volonté… c’est le monde en soi… pour Schopenhauer… Nietzsche est subjugué… et les premières bases de sa future pensée de philosophe… viendront se poser sur cette leçon de Schopenhauer… Un infini intérieur est à notre portée… sitôt que nous nous tournons vers lui… ce qui a deux conséquences principales… D’abord elle donne naissance à un profond pessimisme… puisque la volonté… en tant qu’infini… ne s’accompagne jamais d’une justification précise… comme une objet bien défini par exemple… et donc elle nous dévore en permanence… elle est sans fin… et donc souffrance… Ensuite… elle nous donne en tant que souffrance… l’occasion d’expérimenter deux manières de mettre un terme au désir… du moins momentanément… que sont l’art… c’est à dire la contemplation esthétique… car face à une œuvre… on ne désire plus… on est désintéressé… et la sainteté par la compassion… parce que si le monde est souffrance… alors la résignation permet de dépasser la volonté et de la transformer en libération… d’où l’intérêt de Schopenhauer pour le bouddhisme… Plus tard… ce qui constituera la profonde divergence de Nietzsche… devenu philosophe… avec son maître… c’est la passage du simple constat que le monde est souffrance… à une véritable pensée tragique… selon laquelle il faut l’aimer quand même… L’Amor fati… l’innocence du devenir… le rejet du christianisme et de la morale… ou encore l’affirmation de la vie… et sa transfiguration… par la musique… sont des thèmes qui apparaîtront chez Nietzsche… ou qui s’affirmeront davantage… grâce à la lecture de Schopenhauer… Pour l’heure… ce qu’il retient d’essentiel… c’est que les deux points de vue sur le monde… la représentation et la volonté… sont également deux principes fondamentaux de l’esthétique grecque… apollinien et la dionysiaque… c’est à dire une pure beauté formelle alliée à un principe dynamique qui la met en mouvement… quitte à la brûler… Et en effet… telle est la tragédie du Vième siècle avec laquelle Nietzsche veut renouer… En ce sens… la Grèce de d’Euripide d’abord… qui met un terme à la grande tragédie de Sophocle et d’Echyle… en la tournant vers de simples débats politiques… et ensuite la Grèce de Socrate… celle de la raison et de la dialectique… a perdu son principe dionysiaque… La Grèce… la culture grecque… aux yeux de Nietzsche… s’est alors repliée sur la seule représentation rationnelle du monde… et c’est pourquoi Socrate… et la période qui s’ouvre après lui… sont une décadence pour Nietzsche… Ou si vous préférez… Socrate a fait perdre à la civilisation des Grecs… sont principe de vie… et l’a tourné vers un savoir… qui dessèche et qui étouffe la vie… Or… le problème… c’est que nous sommes les héritiers de cette Grèce là… et que nous avons oublié la première… Chercher la vérité… la vérité métaphysique… c’est de détourner de la vie et la condamner comme imparfaite… alors que les Grecs de la génération précédente… au contraire… la célébraient sous toutes ses formes… La perte de Dionysos… est la pire chute qu’ait connue l’humanité… en détachant l’homme de la nature… et en lui faisant miroiter une soit-disant vérité… dans un soit-disant monde suprasensible et transcendant… Bref… les hommes sont devenus nihilistes… Croire en une vérité… au mépris de la vie elle-même… et en se détournant du monde… c’est cela être un nihiliste pour Nietzsche… Le nihilisme… c’est la victoire de la science sur l’art… et donc sur la vie… Pourquoi ?… Et bien parce que la science… c’est à dire le savoir… c’est le contraire de la vie… en tant qu’elle met tout ce qui est vivant… à distance… pour le regarder… l’examiner… le juger… La science est dans le fractionnement des éléments constitutifs de la vie… quand la vie elle-même… est dans la synthèse et l’unité d’un mouvement… qu’on ne peut réduire… ni définir de façon définitive sans l’asphyxier… et la perdre… Même chose… croire en une Allemagne éternelle… c’est la vitrifier… et la réduire à une soit-disant vérité unique… Pour Nietzsche… nationalistes allemands et nihilistes… partagent donc le même combat… la même illusion… ils sont malades des mêmes valeurs et des mêmes idéaux… Et leur maladie… se nomme d’abord Socrate… et ensuite christianisme…

 

Libéré des obligations militaires et après un séjour à l’hôpital suite à une chute de cheval… le 8 novembre 1868 pour être précis… Nietzsche va faire l’une des rencontres les plus importantes de sa vie… celle du compositeur Richard Wagner… Wagner… bien sûr il en connaissait les œuvres jusqu’ici… et nourrissait à son égard… une admiration teintée de méfiance… pour les raisons que j’ai expliquées tout à l’heure… Mais sa rencontre… lors d’un dîner… donné par des amis du professeur Ritschl… et où Nietzsche est invité… va lui révéler une certaine proximité de vue avec le compositeur… en ce qui concerne la nécessité de réformer la culture… et lui donner un véritable ami… Wagner… est alors l’un des plus grands musiciens de son temps… et veut créer un théâtre à Bayreuth… qui contribuera à la promotion de la culture et à l’ennoblissement des mœurs… ce qui ne peut que séduire Nietzsche… Pour autant… et même si Wagner est protégé par le roi Louis II de Bavière… sa vie s’entoure en réalité d’un parfum de scandale… car il ne se cache pas d’avoir pour maîtresse la femme de son chef d’orchestre… Cosima von Bulow… ce qui dans l’Allemagne très puritaine de cette époque… ne manque pas de choquer… Il en fera donc rapidement sa deuxième épouse… mais sera souvent contraint à l’exil… ce qui sera longtemps un frein pour sa carrière… Et de fait… il souffre d’un manque de reconnaissance… vis à vis du grand public… qui le pousse à la dépression… Du point de vue politique… Wagner s’affirme en nationaliste convaincu… et en antisémite quasi maladif… ce sur quoi Nietzsche fait d’abord mine d’être du même avis… mais qu’il rejettera ensuite très fortement… Nous aurons l’occasion d’y revenir… En réalité… le lien entre les deux hommes se fait principalement autour de Schopenhauer… dont Wagner est un fervent lecteur… un lecteur passionné même… parce qu’il entend fonder sa musique sur le profond pessimisme qu’il retient du philosophe… Pour Wagner… la musique doit se faire le miroir de la grandeur de l’homme… celle de l’acceptation de la mort… d’où ses résonances pour le moins grandioses… C’est ce que le germaniste et philosophe Dorian Astor… appelle… dans son excellente biographie intitulée Nietzsche… « la promotion inouïe de la musique en métaphysique »… c’est à dire l’idée que la musique ne fait pas que représenter des idées… mais elle est l’image même de la volonté… décrite par Schopenhauer… La puissance de la musique… entre en nous… et nous fait vibrer… La communauté de vue entre Nietzsche et Wagner… est ici certaine… non seulement sur la place à donner à la culture… mais aussi sur le rôle de la musique… Bientôt… c’est à dire… en 1872… quand Nietzsche publiera son premier livre de philosophe… La naissance de la tragédie… il fera la synthèse entre la culture grecque de la tragédie… et la musique de Wagner… la décrivant comme l’harmonie enfin retrouvée entre l’art grec… Schopenhauer… et la culture allemande… D’une certaine manière… la rencontre avec Wagner… ouvre à Nietzsche les portes d’un monde où il est désormais question d’agir concrètement… ce qui lui paraît beaucoup exaltant qu’une carrière universitaire… Pourtant… c’est aussi le moment… en 1869… où on lui propose un poste de professeur de philologie… en Suisse… à l’université de Bâle… Comprenons bien que cette opportunité est exceptionnelle… car Nietzsche… n’a que 24 ans… et surtout il n’est même pas titulaire d’un doctorat… Mais peu importe… les recommandations le concernant sont tellement élogieuses… qu’on le nomme docteur en philologie… sans thèse… ce qui est unique… Nietzsche part donc pour la Suisse… et il profite également pour renoncer à la nationalité prussienne… et pour demander la nationalité suisse… Mais comme celle-ci… ne lui est pas accordée… il se retrouve… apatride… Nietzsche n’a tout simplement plus de patrie… et d’une certaine manière… il s’en félicite… tant il se voit comme un homme cosmopolite…

 

Cela dit… malgré la perte de sa nationalité prussienne… et assez bizarrement… il ne pourra pas réprimer un sentiment patriotique… quand la guerre entre la Prusse et la France éclatera… en 1870… Il est pourtant largement défavorable à la guerre… comme je le disais tout à l’heure… et surtout il reste un grand admirateur de la France et de sa culture… Mais cela ne l’empêche pas de s’engager… malgré les conseils de son ami Wagner et de sa femme Cosima… qui est devenue très proche… Elle lui dit que sa place n’est pas parmi les soldats… avec une arme à la main… et qu’il est bien plus utile ailleurs… Mais il va quand même… Après une courte formation militaire… il est affecté à un poste d’ambulancier… C’est l’occasion pour lui… de faire l’expérience concrète de la guerre et de ses horreurs… Il voit défiler les morts et les blessés qui reviennent des premières lignes… Il entend les cris de douleur… et éprouve… lui le philosophe du surhumain… une certaine compassion… face à la souffrance… Le monde est souffrance… il le savait depuis sa lecture de Schopenhauer… mais il ne s’agissait que d’une souffrance métaphysique… celle de la volonté sans fin… Désormais… la souffrance… il la regarde dans les yeux des mourants… Et c’est aussi une des raisons pour lesquelles… il va peu à peu s’éloigner de Wagner… jusqu’au moment de la rupture définitive… Pourquoi ?… Et bien parce qu’il ne supporte plus son nationalisme…  Comprenons bien… qu’entre 1870 et 1876… il a rendu de nombreuses au couple Wagner… et a partagé avec des moments inoubliables… de complicité et d’amitié profonde… sans doute parmi les meilleurs souvenirs de sa vie… Mais à partir de 1876… date à laquelle… le théâtre de Bayreuth est construit et où se tient le tout premier festival de Bayreuth… en août 1876 pour être précis… et Wagner triomphe… il voit s’opérer un changement radical dans la personne de son ami… D’abord… Nietzsche déteste l’ambiance du festival… où l’empereur d’Allemagne… ainsi de nombreuses têtes couronnées sont invitées… Mais surtout… il ne supporte pas de voir Wagner… en qui il avait cru voir un allié… réformateur de la culture… se comporter comme un valet… au service de l’État… et d’une musique officielle allemande… Il est désormais le défenseur d’une idéologie… dont la ligne est de plus en plus agressive contre les autres pays d’Europe… et antisémite… Le dégoût de Nietzsche pour Wagner et sa musique… atteindra son paroxysme… avec l’opéra Parsifal… qui entend donner une représentation de la nationalité allemande… en la mêlant au sang du Christ dans le Graal… ainsi qu’aux différents mythes celtes… Dans son livre… Ecce Homo… il écrira 12 ans plus tard… que Wagner avait changé… qu’il ne le reconnaissait plus… et même… que celui-ci était tombé plus bas que les pourceaux… c’est à dire parmi les Allemands… c’est dire tout le bien que Nietzsche pense des Allemands… Ecoutons-le… : « … P.183»… Fin de citation… 

En ce sens… Nietzsche sent bien tout le danger pour sa pensée… à rester à proximité de Wagner… non seulement parce qu’il redoute qu’on l’assimile à ses idées et à son antisémitisme… ce que d’ailleurs la postérité ne manquera pas de faire… mais surtout parce que Wagner pourrait avoir tendance à se servir de l’oeuvre de Nietzsche pour sa propre gloire… Or… Nietzsche entend demeurer un esprit libre… S’il a accepté les idées de Wagner dans un premier temps… c’est parce qu’il était encore aveuglé par la personnalité écrasante du compositeur… ne voyant pas exactement le lien entre sa musique et la nationalisme allemand…

Par ailleurs… s’il a pu parler dans sa jeunesse d’invasion judaïque… ce qui lui est souvent reproché… c’est plus pour complaire à certains milieux de la bourgeoisie allemande… dont Wagner est très proche… et au sein de laquelle l’antisémitisme est alors extrêmement fort… que par conviction personnelle…

C’est ce qu’écrit…  encore une fois Dorian Astor… toujours dans la biographie qu’il consacre à Nietzsche… Il dit : « … P.106 »… Fin de citation… En effet… l’étude de la correspondance de Nietzsche… nous réserve des surprises… et l’on ne peut qu’en être pour le moins étonné… voire attristé… Mais enfin… il est certain néanmoins… que dès qu’il comprend sur quel fond repose la musique de Wagner… il s’en écarte…  et que s’il a pu se montrer ambitieux… cela ne fait pas de lui un antisémite… De la même manière… il considère que la victoire de l’Allemagne contre la France en 1870… est en réalité une totale défaite… selon son mot… car elle consacre tout ce qu’il condamne… et combat… L’histoire ne lui apparaît pas comme un progrès… Elle n’est pas l’affirmation et la victoire de la vie… mais au contraire le triomphe du réactif… du vulgaire… du déclinant… Pendant tout ce temps… en plus de la déception que représente son amitié avec Wagner… n’oublions pas que Nietzsche… est de plus en plus soumis à une grande nervosité… ainsi qu’à toutes sortes de maladies… qui s’accumulant… le fatiguent de plus en plus… C’est pourtant pendant les années 1870… qu’il se tourne définitivement vers la philosophie… et demande un poste dans cette discipline à son université… demande qui sera d’ailleurs refusée… car on ne le considère pas comme un philosophe… et on lui fait remarquer que de nombreux auteurs de cette discipline… ainsi que bon nombre de leurs oeuvres lui sont encore inconnus… ce qui est blessant mais vrai… car Nietzsche est un autodidacte en philosophie… et sa culture philosophique présente de grandes lacunes… Enfin… on lui fait remarquer que son doctorat ne repose pas sur un vrai travail de thèse… ce qui encore une fois est exact… Mais la vraie raison… est que la parution de la naissance de la tragédie… lui a valu beaucoup de critiques… voire de nombreux ennemis… On le considère comme un personnage délirant… et l’on comprend mal sa pensée… dans une Allemagne toute entière tournée vers l’empereur… et sa politique de domination… et fidèle au christianisme… Nietzsche est d’emblée un incompris… et le sera d’ailleurs de plus en plus… y compris au XX ème siècle… C’est un personnage qui n’est jamais vraiment à sa place… pour la bonne et simple raison… qu’il ne veut occuper aucune place précise… mais au contraire tout remettre en cause… tout questionner… Et en ce sens… il est vraiment philosophe… n’en déplaise aux professeurs de philosophie de l’université de Bâle… Il devient presque embarrassant de le fréquenter… parce qu’il pense à l’encontre de toute son époque… Alors… en 1879… il décide de quitter l’université et de mettre un terme définitif à son enseignement… C’est ainsi que commence pour lui… une période d’une dizaine d’années… faites de voyages à travers l’Europe… On pourrait même dire d’errance… entre la Suisse… notamment dans un village magnifique… au bord d’un lac au milieu des montagnes… du nom de Sils-Maria… où Nietzsche trouve calme et repos… mais aussi en France… notamment à Nice où il aime passer presque tous les hivers des années 1880… et en Italie… Pendant tout ce temps… ses maladies… vont s’intensifier toujours plus… ce qui ne l’empêchera pas d’écrire ses livres les plus importants… D’une certaine manière… en se détachant à la fois de Schopenhauer… de Wagner… mais aussi du milieu universitaire… Nietzsche va pouvoir donner à sa pensée… une liberté… et une acuité… qu’il n’avait pas encore pu atteindre… Sur ce point… notons qu’il accorde de plus en plus d’intérêt… à son style… lequel s’améliore par rapport à ses premiers écrits… et devient plus aérien… plus léger… plus incisif… bref… plus brillant… Il affectionne désormais l’aphorisme… la phrase courte… ciselée comme un diamant… mais dont la forme permet une pluralité de sens possibles… comme s’il fallait pour le lecteur… la mériter… par une longue… une très longue méditation personnelle… En ce sens… il est fasciné par les moralistes français… comme La Rochefoucauld par exemple… dont il jalouse la précision et la facilité dans le langage… De plus… comme les moralistes… il entend démasquer les hommes qui se cachent… derrière des conduites morales… Il veut montrer que toute morale… repose en réalité… sur un terreau fétide et immoral… que la vérité elle-même se fonde sur du mensonge… et que toutes valeurs absolues se tient toujours sur une certaine volonté… une volonté de domination… Sous des apparences vertueuses… celui qui fait la morale… et qui se présente comme le défenseur du bien… est toujours un menteur… qui vise le déploiement d’une certaine puissance personnelle… Bref… Nietzsche aborde une période clé… celle de ce qu’on a pu appeler la philosophie du soupçon… et qui vise à faire la généalogie des grandes valeurs morales… En ce sens… la fin des années 1870… et ensuite toutes les années 1880… seront celles des concepts clé de sa pensée…

Dans le même temps… Nietzsche… pense de plus en plus sérieusement à se marier… Cela dit… il n’entends pas faire un mariage d’amour… mais plus prosaïquement… il cherche une compagne… capable de s’occuper du quotidien… ce qui lui laisserait tout le temps de se concentrer sur son travail… Le problème est qu’il a du mal à supporter toute compagnie… quand celle-ci ne le stimule pas intellectuellement… Nietzsche est donc face à ses propres contradictions…  D’ailleurs… dans sa démarche même… il fait preuve d’une attitude que l’on peut qualifier pour le moins… d’étrange… Par deux fois… il va demander une jeune femme en mariage… mais plutôt que de se déclarer en personne… et de faire sa demande lui-même… il préfère passer par un intermédiaire… un ami… à qui il demande de faire sa demande pour lui… Attitude étrange en effet… qui laisse présumer que Nietzsche… soit était trop timide pour agir par lui-même… ce qui est possible… soit qu’il ne désirait pas vraiment se marier… ce qui pour le coup… est très vraisemblable… D’une manière générale… l’amour ne frappe pas très souvent à la porte du philosophe… et il est indéniable que sa vie… ait été d’une grande misère sexuelle… Simplement… il sait pertinemment que sa pensée ne peut se déployer qu’à la condition qu’il lui consacre toutes les ressources de sa personne… toute son énergie et toute son attention… De fait… nous ne connaissons de la vie sexuelle de Nietzsche… que quelques relations avec des prostituées… auprès desquelles il aurait d’ailleurs contracté la syphilis… d’après ces propres dires… en 1866… soit à l’âge de 21 ans… Pour certains… cette maladie… qu’on ne parvenait pas encore à soigner vraiment à cette époque… serait à l’origine des nombreux soucis de santé de Nietzsche… On sait aussi qu’elle pouvait évoluer en une perte des facultés mentales dans certains cas… et au bout de plusieurs années… De là à en conclure… que la folie de Nietzsche trouverait ici son explication définitive… il n’y a qu’un pas que certains n’hésiteront pas à franchir… Cependant… même si l’explication semble intéressante… il est néanmoins difficile de réduire un tel phénomène… c’est à dire la démence… à une seule explication… alors qu’elle relève surement d’un ensemble de circonstances… dont la concordance nous échappe toujours… Du reste… la folie de Nietzsche a souvent été un moyen bien commode pour ses nombreux ennemis… pour discréditer son œuvre… en la réduisant aux élucubrations d’un insensé… d’un fou… d’un dément… Mais de quoi s’agissait-il vraiment ?… Tumeur au cerveau… maladie cérébrale dégénérative… nous en le saurons probablement jamais…

 

Pour ce qui est des demandes en mariages de Nietzsche… c’est la seconde… qui est la plus intéressante… et qui nous en apprendra le plus sur lui… puisqu’il s’agit de la seule femme… dont à la connaissance des biographes… il ait jamais vraiment été amoureux… Elle s’appelle Lou von Salomé… et elle est âgée de 21 ans quand Nietzsche fait sa connaissance… en 1882… par l’entremise de ses amis… Plus tard… elle deviendra l’une des premières femmes psychanalystes… après sa rencontre avec Freud… Simplement… si Nietzsche est amoureux d’elle… non seulement il n’est pas le seul… car un ami commun… du nom de Paul Rée… l’est tout autant… lequel lui fait également sa demande en mariage… mais surtout la jeune femme n’éprouve pas les mêmes sentiments… et n’a pas l’intention de se marier pour le moment… Elle leur oppose donc… à tous deux… une fin de non recevoir… mais tout en continuant à les fréquenter assidument… C’est ainsi que va se produire l’un des épisodes les plus mystérieux… de la vie de Nietzsche… quand lors d’une promenade… alors qu’ils sont en voyage dans le Piémont… avec Lou… la mère de cette dernière… et Paul Rée… le philosophe entraîne la jeune femme… dans l’ascension d’une colline… le Mont sacré d’Orta… Ils s’éclipsent tous deux pendant plusieurs heures… attisant la jalousie de Paul… Plusieurs années plus tard… quand l’on demandera à Lou si elle a embrassé Nietzsche pendant cette escapade… elle répondra qu’elle ne s’en souvient plus… Le philosophe… lui… en parlera comme le plus doux et le plus beau moment de sa vie… Lou… a-t-elle embrassée Nietzsche… sur le Monte Sacro… ?… La question reste entière… Espérons-le pour lui… mais laissons leurs secrets… aux amoureux… Ce qui est certain… en revanche… c’est que le philosophe va revenir à sa solitude… Lou mettant de plus en plus de distance entre elle et lui… Le même jour… le trio se fera prendre en photo… Lou tenant les deux hommes… Nietzsche et Paul Rée… sous le fouet…

 

Les années qui suivront… seront les plus importantes du point de vue de l’écriture de ses livres… Parmi les grands textes… on compte Humain, trop humain avait déjà paru en 1878… Aurore… en 1881… Le gai savoir… en 82… Ainsi parlait Zarathoustra… qui paraît en deux temps… entre 1883 et 1885… Par delà bien et mal… en 1886… Généalogie de la morale… 87… et Ecce Homo… sorte d’autobiographie philosophique en 1888… Mais c’est notamment avec Aurore… que Nietzsche amorce une terrible attaque contre le christianisme… qu’il mènera maintenant jusqu’au bout… et radicalise sa critique contre la morale… dans laquelle il voit… une accusation de la vie elle-même… Mais comprenons bien… que cela s’inscrit de façon parfaitement cohérente… dans son entreprise de recréation et de renouvellement des valeurs européennes… Pourquoi ?… D’abord… souvenons-nous que… comme je le disais tout à l’heure… une valeur… au sens nietzschéen du terme… comme le bien ou la vérité… est une pulsion… C’est une pulsion… un instinct qui commence par s’opposer à d’autres instinct en concurrence avec elle… et qui… au bout du compte… finit par s’imposer à eux… Une valeur… c’est un instinct qui domine les autres… C’est qu’avec le temps… certaines valeurs se sont imposées… et elle se sont imposées à tel point… que Nietzsche dit… qu’elles ont été « incorporées »… c’est à dire… qu’elles sont se sont inscrites dans le corps des hommes… de manière à ce tout homme… les reconduisent… comme étant parfaitement naturelles… Ou si vous préférez… nos valeurs ne sont pas inscrites dans notre conscience… mais d’abord dans notre corps… lequel n’est rien d’autres qu’un réseaux de pulsions et d’instincts… C’est dans le corps que les valeurs s’inscrivent… de façon inconscientes… et donc sans débat… sans discussion… Or… explique Nietzsche… depuis 2000 ans… les valeurs dominantes en Occident… sont celles du christianisme… et de sa morale… Nietzsche considère la morale… comme un poison… une maladie… qui se répand depuis deux millénaires… dans l’organisme humain… pour le dominer… et distiller en lui… le poison de la mauvaise conscience… et de ce qu’il appelle l’idéal ascétique… c’est à dire… une vaste entreprise de négation de la vie… au profit des arrières mondes… Pour le dire simplement… fonder sa vie… sur la promesse d’atteindre un paradis… transcendant et donc hors du monde… c’est nier la nier la vie elle-même… et se porter vers la mort… En ce sens… tout idéal est en lui-même mortifère… et il faut le comprendre comme le symptôme d’une pathologie… d’un affaiblissement de la vie… bref… d’une décadence… Il s’agit donc pour Nietzsche… d’inaugurer un long travail… de renversement de ces valeurs… et donc de changement des comportements… et de rapport au monde… Il faut s’en délivrer… car c’est une question de survie pour l’homme… ni plus ni moins… Simplement… si Nietzsche… voit bien que depuis l’avénement de ma modernité… les hommes se sont largement détournés de Dieu… au sens de la religion… ils sont loin de s’en être totalement délivrés… car les valeurs instaurées par la religion… continuent d’exister sous d’autres formes… C’est le sens de sa célèbre formule dans le Gai savoir… Dieu est mort… Comprenons que pour Nietzsche… Dieu est mort… parce que les hommes s’en sont émancipés… notamment par la science… Simplement… si la science n’a plus besoin de dieu pour expliquer le monde… elle est encore tributaire de ce qu’il représente… c’est à dire un absolu… Il reste donc comme une ombre de Dieu… qui plane… au dessus de toute notre conception de la connaissance… En ce sens… la science reconduit l’idée de Dieu… dès qu’elle prétend à une vérité… comme un idéal absolu… et sur lequel elle fonde sa démarche de connaissance… Le dieu de la religion… ou la vérité de la science… c’est toujours le même idéal… et donc toujours la même négation de la vie… Dans ce contexte… tout l’enjeu du philosophe… dans les années 1880… est d’évoluer d’une philosophie du soupçon et de la critique… à une philosophie de l’acceptation du réel… et d’amour de la vie… Se libérer de la morale… et de ses valeurs mortifères… pour vivre libre… C’est une transformation qui… pour Nietzsche… ne peut se faire que dans la longue… voire la très longue durée… car on ne change pas les valeurs comme ça… aussi facilement… Mais Nietzsche va plus loin… pour lui… la domination d’un certain type de valeur… correspond à ce qu’il appelle… une volonté de puissance… Il ne s’agit pas d’une volonté personnelle de domination… mais d’une certaine disposition à être au monde… Par exemple… tout individu… qu’il soit homme ou animal… et même tout végétal… est puissance… et il se veut lui-même… il veut son propre accroissement… Simplement… Nietzsche constate… que… quand s’imposent des valeurs hostiles à la vie elle-même… alors la volonté de puissance se retourne contre elle-même… Elle ne veut plus son accroissement… mais sa propre destruction… C’est ce qu’il appelle… la décadence… L’homme de la morale… d’abord socratique… et ensuite chrétienne… est devenu décadent… D’où le dégoût que l’homme éprouve pour lui-même… notamment à l’époque de la modernité… En ce sens… il faut pousser cette volonté de puissance de la décadence… et la négation… à sa plus extrême limite… à son plus complet essoufflement… pour que la vie puisse se renouveler et donner naissance à un homme nouveau… celui qui sera libéré de la morale… et qui vivra de manière affirmative…

 

C’est en ce sens qu’apparaît la notion de surhumain… et qui a souvent été la cause… de toutes les incompréhensions par rapport à Nietzsche… parce que… quand nous entendons le mot « surhumain »… nous entendons communément… individu supérieur… Ce qui explique la récupération de Nietzsche… et ensuite sa falsification… faite par l’Allemagne nazie… Du reste… sa sœur Elisabeth… n’hésitera pas à falsifier les textes de son frère… pour les transformer honteusement… et en faire une préfiguration du national-socialisme… et des propos de Hitler lui-même… dont elle était proche… En réalité… le surhumain… ne désigne aucun individu en particulier… et encore moins un peuple… ou une race… mais plutôt une capacité… à se détacher des valeurs dominantes… et à vivre sans elles… en dehors d’elles… Et donc à vivre libres… en affirmant son amour pour la vie… Et en effet… il faut une force surhumaine… pour accomplir une telle chose… D’abord parce que se détacher des valeurs que l’on a incorporées depuis des générations… et que l’on nous transmet dès la naissance… est une épreuve immense… et ensuite parce qu’affirmer l’amour de la vie… malgré la souffrance qu’elle implique… est une exigence au moins aussi grande… On voit donc que la pensée de Nietzsche… est d’abord et avant tout… une pensée de la vie… une pensée de l’affirmation de la vie… sur les puissances réactives… Il ne s’agit plus de se demander… comme chez toute une tradition de philosophes… quel est le sens à donner à la vie… ou vers quelle vérité elle peut tendre… mais plutôt qu’est-ce que la vérité peut bien apporter à la vie elle-même… Nietzsche inaugure tous les grands thèmes qui seront ceux du XXème siècle… la force des pulsions… l’interprétation et la déconstruction des valeurs… la remise en cause de la science… la puissance métaphorique du langage… l’éternel retour du même dans l’histoire… ou encore le rejet de la pensée systématique… et l’on peut à bon droit le considérer comme un penseur du XXème siècle… pour ne pas dire le plus grand… même si de son vivant… il ressent la douleur de la solitude et de l’incompréhension… C’est une pensée du renversement… ainsi qu’une philosophie de la volonté… et non plus de la vérité… C’est une pensée de la vie et du vivant… c’est à dire… du corps et de la santé… voire de la grande santé… celle qui s’accompagne de la joie…

 

Mais alors justement… où en est la santé de Nietzsche lui-même… lui qui toute sa vie a été malade… et qui est… pourtant… le penseur de la victoire de la vie… ?… Ou si vous préférez… comment penser la vie… quand on est… dès le plus jeune âge… marqué par la mort… celle de son père et de son frère notamment… et par la souffrance ?… En effet… il souffre toute sa vie… Il est à moitié aveugle… il a des migraines à répétitions… voire traverse des périodes de dépression plus ou moins sévères… Il n’arrive pas non plus à vivre un amour durable… quitte souvent ses amis… et se fâche avec eux… voire les combat… comme c’est le cas avec Wagner… ce qui lui laisse toujours des séquelles… dont il ne peut s’empêcher de souffrir… Quand il apprend la mort de Wagner… il se demande même à quoi bon continuer à vivre… Enfin… après l’épisode de Turin… dont je parlais au début… il est interné dans une clinique de Bâle… puis de Iéna… avant de revenir chez sa mère… laquelle s’occupera de lui avec sa sœur… ce qui est là encore… certainement la pire fin qu’il pouvait craindre… tant il les déteste… Sa vie consciente… dure finalement peu de temps… puisqu’à partir de 1889… il va sombrer progressivement… mais très rapidement dans la folie… et enfin dans un état végétatif… jusqu’à sa mort… laquelle interviendra le 25 août 1900… Selon le mot de Lou Andreas-Salomé… bien après la mort de son ami philosophe… la vie de Nietzsche… est une biographie de la douleur… ce qui fait de sa philosophie… toujours selon elle… un combat héroïque… Alors… encore une fois… comment comprendre cette pensée de la vie… et surtout cette acceptation malgré tout… ce consentement à la vie dirait Camus… ?… Peut-être la réponse se résume-t-elle ici… en deux mots… deux mots latins… amor fati… c’est à dire l’amour du destin… l’amour de l’inéluctable… car à tout prendre… souffrir… c’est toujours la vie… Laissons donc la parole à Nietzsche lui-même… au moment de nous quitter… pour qu’il nous exprime son unique souhait… son unique désir… dans un texte intitulé « Pour la nouvelle année »… c’est à dire en somme… pour que la vie soit tous les jours… un nouveau début… un nouveau commencement… Nous sommes au paragraphe 276… du Gai savoir… « … »…

 

Pour aller plus loin (hors les œuvres de Nietzsche lui-même)  :

  • Dorian Astor, Nietzsche, Gallimard, 2011
  • Gilles Deleuze, Nietzsche, sa vie, son œuvre, PUF, 1965
  • Gilles Deleuze, Nietzsche et la philosophie, PUF, 1962
  • Patrick Wotling, La philosophie de l’esprit libre. Introduction à Nietzsche, Flammarion, 2008
  • Patrick Wotling, La pensée du sous-sol, Statut et structure de la psychologie dans la philosophie de Nietzsche, PUF, 1995
  • Stefan Zweig, Nietzsche, Stock, 1930

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le roman d’une vie : Spinoza

Le roman d’une vie : Spinoza

Ce matin-là… un dimanche… Spinoza était descendu de sa petite chambre… pour discuter avec ses logeurs et ses amis… Cela faisait déjà 7 ans qu’il vivait chez eux… depuis qu’il était arrivé à la Haye en 1670… Son médecin… Lodewick Meyers… lui-même tout juste arrivé d’Amsterdam au matin… avait recommandé qu’on lui prépare un bouillon de coq… L’histoire a parfois de drôles de coïncidences…. Car c’est aussi ce que demanda Socrate au moment de mourir… c’est à dire qu’on offre un coq au Dieu Asklépios… le dieu de la guérison… pour payer ses dettes… Spinoza est… selon les biographes… de bonne humeur… même s’il a été très malade la veille… et se montre aimable avec tout le monde… fidèle à son caractère joyeux et affable… Après quoi… il retourna dormir… et personne ne le revît… Et c’est seulement quand ses amis rentrèrent de l’église… un peu plus tard dans l’après-midi… qu’ils le trouvèrent seul… allongé sur son lit… Spinoza était mort… vers trois heures de l’après-midi… probablement des complications faisant suite à une phtysie… c’est à dire une tuberculose pulmonaire… et qu’il aurait contractée du fait de son activité de polisseur de lentilles… Spinoza était mort… à 44 ans… presque emporté par surprise… car il n’avait préparé aucune lettre… ni aucun testament… et cela même s’il savait sa santé de plus en plus fragile… Spinoza était mort… en ce 21 février 1677… Comportement étrange… le médecin lui-même avait disparu… le laissant seul dans la maison… et emportant avec lui le peu d’argent qu’il avait trouvé sur le petit bureau du philosophe… Celui-ci fût enterré quelques jours plus tard… le 25 février… et sa table de travail… fut envoyée à Amsterdam… avec plusieurs manuscrits inédits dont l’Ethique… le Traité de la réforme de l’entendement… le traité politique… et l’abrégé de Grammaire hébraïque… c’est à dire l’essentiel de l’oeuvre du philosophe… Tous ces textes furent édités la même année en néerlandais et en latin… sous le titre Oeuvres posthumes… et bien sûr… furent tous condamnés par les autorités civiles et religieuses dès 1679… et mis à l’index par l’Eglise… Alors… ils sont nombreux ceux qui… en apprenant la nouvelle… ce sont senti soulagés… de la disparition de Spinoza… Peut-être se sont-il dit… qu’au fond… à force de nier l’existence de Dieu… Spinoza avait été rattrapé par son créateur… Peut-être même ont-ils senti un infâme frisson de soulagement… à l’idée que plus jamais… l’Europe ne reparlerait de lui… car disons-le clairement… jamais philosophe ne fut plus honni et plus détesté que lui… Simplement face à tant de haine… il nous revient de nous demander… qui était vraiment Spinoza… ?… quel genre d’homme était-il ?… C’est un problème d’importance… c’est à dire un problème biographique… car poser cette simple question nous met ensuite face à l’obligation logique… d’en poser d’autres… à savoir… y a-t-il une différence entre sa vie et son œuvre… ?… ou encore pouvait-il être Spinoza… l’auteur de l’Ethique… en vivant autrement ?… Répondre à ces questions…. C’est enfin tenter de comprendre… pourquoi Spinoza est considéré comme l’un des plus grands philosophes de l’histoire des idées… mais aussi… à quelle urgence répond son œuvre… et surtout pourquoi… il a été l’un des hommes les plus haïs de l’histoire… peut-être même jusqu’à aujourd’hui… et dont l’oeuvre a été qualifiée de « mal pestilentiel »… par les plus hautes sphères du Vatican…

 

Pour tenter de comprendre la trajectoire de Spinoza…. Il nous faut remonter quelques 150 ans environ avant sa naissance… et faire le voyage en Espagne… En 1492 très exactement… c’est à dire la même année que celle de la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb…. C’est l’année de la Reconquista… c’est à dire de la victoire définitive d’Isabelle de Castille sur les Maures… et de leur expulsion de la terre d’Espagne… mais c’est aussi celle du décret de l’Alhambra… signé par la reine Isabelle… Le décret de l’Alhambra… c’est le texte par lequel la reine déclare qu’elle expulse tous les Juifs d’Espagne… qui ne voudront pas se convertir au christianisme… Et bien que bon nombre de juifs espagnols choisissent de rester dans leur patrie… et donc de se convertir… la grande majorité d’entre eux décident au contraire de fuir vers le Portugal… C’est là que nous retrouvons la trace des plus anciens ancêtres de Spinoza… du moins  ceux pour lesquels il existe des sources… Mais la terre du Portugal n’offre pas plus de confort aux familles juives que l’Espagne… Même après avoir été convertis… ceux qu’on appelle alors les conversos… sont stigmatisés… pourchassés… et torturés… Les autorités politiques et religieuses… sous la houlette de la sainte inquisition… les soupçonnent de continuer à pratiquer leur foi… et d’avoir secrètement conservé leurs anciens rites… On les appelle les marranes… qualificatif extrêmement péjoratif… qui vise à les assimiler à des porcs… autant qu’à des traîtres… C’est pourquoi… ils sont le plus souvent réduits à l’exil… à travers l’Europe… C’est dans ce contexte… que la République des provinces-unis des Pays-Bas… fait rapidement figue de terre d’accueil pour de nombreux réfugiés juifs… car on y pratique la liberté politique et la tolérance religieuse… On a le droit de s’exprimer librement… de dire ce que l’on pense… et d’agir en conformité avec ses convictions… C’est un pays où le droit de chacun est respecté… à tel point d’ailleurs que le philosophe René Descartes en personne… déjà célèbre à travers tout le continent… juge bon d’aller s’y installer… Il y trouvera beaucoup plus de calme et de sérénité qu’en France… et il y vivra quasiment les 20 dernières années de sa vie avant d’aller mourir en Suède… en 1650… Le pays se pose en rival de la France… de l’Angleterre et de l’Espagne sur les plans politique et stratégique… et dispose d’un empire colonial important… dont on n’a plus idée aujourd’hui… mais qui lui ouvrait toutes les voies maritimes de la planète… C’est pourquoi c’est aussi une puissance économique prospère… où l’on associe volontiers l’enrichissement personnel… le développement des techniques et des arts… ou encore l’ostentation et le luxe… à des marques de bienveillances divines… Pedro Isaac Espinoza… le grand-père du philosophe… transitera quelques temps par la France… notamment à Nantes… avec sa petite famille… avant d’arriver à Amsterdam où il s’installera définitivement… au début du XVII ème siècle… Les Espinoza… sont donc une famille d’immigrés juifs séfarades d’origine portugaise et espagnole… qui vont trouver à Amsterdam… à la fois la liberté de culte… d’opinion et de commerce… Michael… le père du philosophe… va se marier trois fois… et prospérer dans l’import-export… et le commerce de produits en provenance du sud de l’Europe… Le petit Bento… de son nom portugais… appelé également Baruch de Spinoza… naît en 1632… dans un quartier du centre d’Amsterdam… situé non loin de l’atelier du peintre Rembrandt… Il perd sa mère à l’âge de six ans… et sera élevé par Esther… la dernière femme de son père… Son enfance n’est pas marquée par la pauvreté… contrairement à une légende tenace… et elle est plutôt confortable… Il fréquente la communauté juive Talmud-Torah… et se distingue très vite… à l’école de la synagogue… par une intelligence vive et précise… qui met souvent ses professeurs en défaut… par les questions qu’il pose… lesquelles sont toujours à la fois justifiée et embarrassantes… et donc en ce sens… vraiment intelligentes… Ce qui l’intéresse dès le plus jeune âge… c’est de comprendre… et donc de remettre en question ce qu’on lui présente comme des vérités indiscutables… notamment en ce qui concerne la toute puissance de Dieu… Sa soif de connaissance… qui devrait pourtant être apprécié par n’importe quel professeur… ne tarde pourtant pas à éveiller la susceptibilité de ses maîtres… qui y voient le défi d’un petit orgueilleux… qui se prépare lentement à l’impiété… ainsi qu’à une attitude irrespectueuse envers les anciens… si on le laisse continuer dans cette voie… C’est d’ailleurs à cette époque… en 1640… Spinoza a 8 ans… que la communauté juive d’Amsterdam… fait subir un terrible châtiment ainsi qu’une humiliation… à un philosophe dévoyé… Uriel da Costa… qu’on accuse d’avoir renié la Foi révélée et d’avoir contesté l’immortalité de l’âme… On ne sait pas si Spinoza est présent… quand on inflige 39 coups de fouets à Uriel da Costa … On ne sait pas s’il a vu… le malheureux étendu sur le sol… les plaies à vif… pour que tous les membres de la communauté l’enjambent… pour lui faire sentir sa soumission… Mais on sait que cette histoire va avoir un terrible effet sur lui ensuite… quand il s’agora de développer sa propre pensée… car il va faire siennes l’essentiel des idées de Da Costa… et il s’en souviendra quand il s’agira de se montrer prudent… Penser n’est pas un acte anodin… car cela veut dire que l’on remet nécessairement en cause… le monde tel que les autres le voient… et cherchent à l’imposer… Et cela même dans une république aussi libre et tolérante que les provinces-Unies des Pays-Bas… De toute évidence… on ne plaisante pas… avec l’amour de Dieu… Mais n’en déplaise aux maîtres de la communauté… cela ne fait que raffermir le jeune Spinoza dans son désir de savoir… car il sent bien… que le coups donnés à un philosophe… ne suffisent pas à répondre à ses arguments… Dès lors… et même s’il est difficile de dire à quel moment il a pris sa décision de se diriger vers la philosophie… tout se passe comme si le retour à une relation apaisée et confiante avec sa communauté devenait de plus en plus impossible… Il va même s’en détacher progressivement… et cela… comme on va le voir… jusqu’au point de non retour…

 

En grandissant… Spinoza va se mettre à fréquenter les milieux libéraux… et cela dans le contexte intellectuel et culturel offert par son pays… Il a 20 ans en 1652… quand il fait une rencontre essentielle dans son parcours… un ancien jésuite… renvoyé de la compagnie… avant d’avoir pu devenir prêtre… reconverti en directeur d’une école de latin pour jeunes gens issus de la bourgeoisie qui souhaitent entrer à l’université… Son nom est Franciscus Van den Enden… En réalité… on l’accuse d’athéisme… purement et simplement… Son parcours le conduira plus tard jusqu’en France… où il sera pendu en place publique en 1674… pour avoir comploté contre le roi Louis XIV… C’est un libre penseur dont l’influence sur le jeune Spinoza est capitale… car celui-ci… encore tout jeune… est en pleine formation intellectuelle… Il va trouver chez son nouveau maître… les premières armes qui lui serviront à forger son esprit… à savoir l’étude du latin d’abord… qu’il finira par maîtriser parfaitement… ce qui est essentiel car les traités de philosophie s’écrivent en latin… ce qui sera le cas de l’Ethique… Mais aussi… Van den Enden va lui transmettre tout l’héritage culturel porté par la langue latine… c’est à dire les poètes classiques de l’antiquité… ainsi que leur vision du monde… Il découvre notamment Sénèque… Lucrèce et l’épicurisme… et le stoïcisme impérial… Enfin… van den Enden… lui donne les clés pour comprendre les textes philosophiques les plus contemporains… notamment ceux de Descartes… ce qui là aussi… est d’une importance capitale… car au XVII ème siècle… on ne peut faire de la philosophie qu’à partir du philosophe français… Il est pour ainsi dire… celui qui a tout inventé… à savoir une métaphysique moderne… posant clairement le problème de la relation entre le corps et l’esprit… mais aussi tous les problèmes qui en découlent… et toutes les difficultés qu’il y a à penser… et à prouver l’existence de Dieu… Spinoza sera donc d’abord un cartésien… et en un sens il le restera même toute sa vie… tant par admiration que par nécessité de démarche… celle de la raison… Simplement…. Il deviendra un cartésien en désaccord avec le maître… jusqu’à le remettre en cause… et le contredire… par sa propre philosophie…

C’est en suivant les cours de Van den Enden… que Spinoza fera la connaissance de sa fille… la jeune Clara-Maria… alors âgée de 16 ans… et dont il tombera amoureux… C’est un détail suffisamment intéressant pour être noté… car il n’y a quasiment aucune intrusion féminine dans le vie de Spinoza… et il est fort probable qu’il ait croisé un autre jupon… ne serait-ce qu’une fois dans sa vie… Cela dit… cette courte expérience de l’amour… est aussi une profonde déception pour lui… car s’il envisage de la demander en mariage… il se trouve que la jeune femme n’est pas disposée à accepter sa demande s’il n’accepte pas de se convertir au catholicisme… ce qui pour Spinoza est tout à fait hors de question… Non pas parce qu’il vient de la communauté juive… vis à vis de laquelle il s’éloigne de plus en plus… mais surtout parce qu’il ne veut pas vivre dans l’hypocrisie… c’est à dire selon des principes en lesquels il ne croit pas… et dont il commence à contester philosophiquement les fondements… L’existence d’un Dieu transcendant… compris comme une personne… avec les mêmes passions que les hommes… amour, colère… l’immortalité de l’âme…  le Bien et le mal comme références des valeurs absolues… tout cela lui semble absurdes… et son œuvre majeure… c’est à dire l’Ethique aura justement pour objet de les remettre en cause… Alors… quand il voit que la belle Clara manifeste de l’inclination pour un rival… lequel lui offre un collier de perles… et qu’elle accepte… Spinoza dit éprouver du dégoût… et décide de partir… Simplement… au cours de toutes ces années… Spinoza est passé de l’adolescence… à l’âge adulte… Il n’est pas encore le philosophe que nous connaissons… mais il est devenu un jeune homme… doué d’une remarquable culture… Il possède les grands enjeux de la philosophie de son temps… et sur lesquels il va pouvoir intervenir… à partir du moment où il aura travaillé à la mise en forme de ses propres réponses… Et surtout… il a d’ores et déjà défini l’essentiel de ses préoccupations philosophiques… ce qui va l’occuper toute sa vie… à savoir se mettre en quête d’un bien véritable… qui ne soit pas soumis aux biens passagers comme la gloire ou la richesse… D’une certaine manière… il sait qu’il est en train de devenir philosophe… il le constate… et il déclare qu’il veut partir en quête d’un bien qu’il le remplisse de satisfaction et qu’il ne pourrait pas perdre… quelles que soient les circonstances… Et cette chose… qu’il veut et qu’on ne pourrait lui prendre… qui serait suffisante à elle seule pour remplir sa vie… mieux que ne sauraient le faire les biens matériels… la renommée… ou encore l’amour d’une jeune fille… c’est la joie… Bien sûr tout cela n’est pas incompatible… mais il observe qu’une joie véritable dans l’existence… ne peut reposer sur toutes ces choses… car cela serait prendre le risque de ne plus être joyeux au moment où on les perd… Il lui faut donc trouver une joie qui ne tiennent qu’à lui-même… et la satisfaction de son être… seul bien véritable… C’est en ces termes qu’il écrit dans l’introduction de son livre Traité de la réforme de l’entendement… petit texte qu’il ne finira jamais… et c’est bien dommage… que la joie est l’objet de sa quête… Il explique comment… tout jeune… il en est venu à se tourner vers elle… et à y voir l’objet le plus essentiel de toute vie… Ecoutons-le… « …p.38 »… Fin de citation…

Le grand problème de Spinoza… pour le dire très simplement… c’est dès le début… et jusqu’à la fin de sa vie… de comprendre les mécanismes qui conduisent l’homme à la joie… Or… si la jouissance des biens lui semble insuffisante pour atteindre une vie véritablement joyeuse… à partir du moment où le désir se donne des objets toujours différents et ne nous permet aucun repos… aucun calme… ce n’est pas pour autant qu’il faut renoncer à tout désir matériel… ni à toute jouissance… Il avoue lui-même dans le même texte… que malgré… ce qu’il dit des biens matériels… il reste dans le même temps attaché aux choses du monde… dont il n’entend pas se passer totalement… Il s’agit donc pour lui… de savoir comment jouir des biens… sans en devenir esclave… C’est ainsi que la vie du philosophe… comme on va le voir… est l’expression de cette idée… et qu’on peut parler à cet égard… de vie philosophique… Non pas parce qu’il va vivre dans une sorte d’indépendance forcée par rapport aux richesses… et qu’il ne possédera quasiment jamais rien… mais simplement parce que… s’étant tourné vers la recherche d’un bien véritable… une pure satisfaction d’exister… il ne lui manquera plus rien… Sa vie est déjà complète… pleine si vous préférez… à partir du moment où il peut exercer son esprit… et pratiquer la pensée… Pourquoi ?… Et bien simplement parce qu’une idée n’est pas… comme le dira Spinoza dans l’Ethique… une peinture muette sur un tableau… Elle est action… et à ce titre réalisation de soi… Dès lors… penser, cela revient tout simplement pour le philosophe à être à sa place… et à se réaliser lui-même… à se déployer pourrait-on dire… D’où la joie… C’est pourquoi… penser avec Spinoza ne revient jamais à subir des injonctions moralisatrices… sur la nature même de ce que vous désirez en tant qu’hommes ou en tant que femmes… Spinoza vous dit… tu préfères les richesses… la vie luxueuse… et la jouissance… et bien soit… cela ne pose strictement aucun problème… Simplement… tu réaliseras par toi-même que tu ne pourras jamais être heureux de cette façon… car tu te soumettras tout seul… aux aléas de ton propre désir… et tu verras que tu n’auras aucun contrôle sur lui… et que tu en seras même le jouet… Un jour tu voudras telle chose… et un autre… telle autre chose… et sans comprendre pourquoi… ton désir te feras immanquablement passer d’un objet à un autre… te faisant souffrir car t’interdisant toute satisfaction durable… Cette souffrance que tu ressentiras… ne seras pas le fruit d’une nature vicieuse qui serait la tienne… faute de vouloir des choses plus élevées… pas du tout… et en ce sens le désir ne doit pas en lui-même… être considéré de façon morale… mais c’est simplement que tu te trompes sur l’objet que tu attaches à ton désir… Ce n’est pas un problème moral… mais un problème de compréhension… Et si tu souffres… c’est parce qu’il te faut apprendre… non pas à maîtriser le désir comme le voudraient les moralistes… ce qui est impossible… mais plutôt à saisir son fonctionnement… Comprendre comment le désir fonctionne en toi… comme en tout homme… c’est d’une manière plus large comprendre le fonctionnement de la nature elle-même… dont tu n’es qu’une modalité… Et cette compréhension est non seulement capitale pour ne pas être le jouet de toutes les chimères moralisantes… des fanatiques notamment… mais c’est surtout l’acte fondateur de toute joie véritable dans ta vie… parce que dès lors que tu comprends comment le désir te travaille… alors tu n’a plus à t’y soumettre… Tu ne lui opposes plus de résistance… parce que c’est justement la résistance qu’on oppose à un désir qui nous fait souffrir… mais c’est simplement que le désir de tel ou tel objet inutile… cesse en toi… et s’oriente vers quelque chose d’autre… mais cette fois de plus utile… Il s’agit donc d’une liberté… permise par la compréhension rationnelle… géométrique même du désir… et qui se définit comme une joie… La joie est une puissance… comprenons une puissance d’agir… c’est un moteur qui vous met en mouvement… Et de fait… être joyeux… c’est avoir la capacité d’agir et d’entreprendre toutes choses qui vous semblait… jusque-là impossible… En un mot… c’est le bien dont il explique dans le texte que j’ai cité tout à l’heure… comment il est parti en quête… et cela aux alentours de ses vingt ans… Bref… c’est dans ces années… celles de l’enseignement qu’il reçoit chez son maître et ami Van der Lenden… que tout commence à se mettre en place… et que la figue du philosophe se dessine progressivement…

 

On comprend pourquoi… arrivé à l’âge de 24 ans… en 1656… Spinoza en vient à un point de non retour… et qu’il va devoir mettre un terme définitif à ses anciennes attaches… En quelques mois… Spinoza a perdu l’essentiel de sa famille… dont les membres sont presque tous morts les uns après les autres… ne lui laissant que sa sœur Rebecca… La mort de son père lui a laissé la charge de l’entreprise familiale… mais les dettes accumulées au fil des années… ne lui offrent aucun espoir pour la sauver… sans compter qu’il ne se sent pas vraiment une âme de gestionnaire… Enfin… la congrégation Talmud-Torah… ne cesse de l’attaquer pour athéisme… et lance la même année un herem contre lui… c’est à dire pour le dire simplement… une procédure d’excommunication… qu’il accueille avec une certaine distance… parce qu’elle lui offre l’occasion de clarifier les choses… En réalité… ces mêmes autorités religieuses lui auraient proposer une rente annuelle de 1000 florins pour cesser toute activité philosophique… et ne pas faire de vague… Mais Spinoza n’est pas homme à se laisser corrompre… Il décide donc de décliner… tout en sachant que l’affaire n’en restera pas là… Un de ses amis… le peintre Van der Spyck…. Rapporte même qu’il aurait été victime à la même époque d’une tentative d’assassinat… Un inconnu se serait approcher de lui dans la rue… et lui aurait asséner un coup de poignard… déchirant son manteau… C’est une attaque sans conséquence pour sa santé… mais tout de même… un sérieux avertissement… qui le conduira à garder ce manteau déchiré par devers lui… jusqu’à la fin de ses jours… pour ne pas oublier les risques que lui fait courir l’activité philosophique… Etre philosophe n’est pas sans danger… il le savait depuis le châtiment d’Uriel da Costa… mais il prend conscience qu’il va devoir redoubler de prudence pour sa propre sécurité… C’est pourquoi il adopte également la devise latine Caute… qui signifie littéralement « sois prudent »… et qu’il fait figurer sur son sceau… sous une rose… symbole de secret… avec ses initiales… B d S… pour Baruch de Spinoza… Spinoza… est un homme du secret… non pas de l’intrigue… mais de la prudence pour sa vie… et celle de ses amis… Et cette année 1656 marque un tournant… avec le herem prononcé contre lui le 27 juillet très exactement… dans la synagogue d’Amsterdam… et dont… pour bien saisir toute la violence… je vais vous lire le contenu… car il est parvenu jusqu’à nous et nous le connaissons mot pour mot… Comprenons bien qu’il s’agit d’une excommunication… et donc à ce titre d’un bannissement religieux… qui ne concerne pas les autorités civiles… Le voici… tel qu’il est rapporté dans la biographie… Spinoza, une vie… de l’historien de la philosophie Steven Nadler… laquelle fait aujourd’hui autorité… « … »… Fin de citation…

 

On voit que le bannissement de la communauté juive… équivaut également à une malédiction… voire à une mort sociale… et cela pour s’être rendu coupable de multiples et horribles hérésies… c’est à dire entre autres choses… avoir remis en cause l’existence de Dieu… du moins dans la forme que les religions monothéistes lui donne… c’est à dire celle d’un dieu personnel… ou si vous préférez… qui ressemble à une personne… avec les mêmes affects… voire la même apparence… Il pense également que l’âme n’est pas immortelle… que les religions n’existent que pour soumettre les âmes faibles… et en proie au désespoir… voire pour rendre les hommes encore plus malheureux…en jouant sur leurs superstitions… sans jamais faire appel à leur raison… On voit que les raisons ne manquent pas pour condamner Spinoza… d’autant que certains biographes ont pu également donner d’autres prétextes pour cette condamnation… y compris politiques… car en sacrifiant un homme comme Spinoza… la communauté dont il était issu pouvait donner des gages aux partisans de la monarchie… ce qui servait ses intérêts… Mais la réalité profonde à l’origine de cette procédure… demeure encore un mystère… L’accusation ne tient presque sur rien… juste quelques témoignages malveillants tout au plus… La réalité… c’est qu’à cette époque… Spinoza n’a encore rien publié… et s’il est mis ainsi en accusation… c’est parce que penser… représente déjà une activité subversive… Mais alors que le philosophe est normalement condamné… à quitter Amsterdam… mais il va y demeurer néanmoins… attisant toujours plus la haine des religieux à son égard… Ce n’est qu’en 1660… soit 4 ans après sa condamnation… qu’il finira par quitter la ville… pour aller s’installer à Rijnsburg… non loin de l’université de Leyde… où il va prendre des cours… et se rapprocher de plusieurs groupes de réflexion philosophiques… dont il partage les idées libérales… Il s’y forge de solides amitiés… et constitue rapidement autour de lui un véritable cercle favorable à son travail… et qui voit en lui… un penseur majeur pour la définition et la promotion… des idées de liberté et de laïcité… Certains spécialistes de Spinoza et de la pensée du XVII ème siècle… notamment Maxime Rovere… dans son livre très intéressant Le clan Spinoza… considèrent  aujourd’hui… que se sont ces échanges… qui sont au coeur de la pensée du philosophe et qui lui aurait permis d’écrire l’Ethique notamment… Sans ces collaborations avec des personnes aussi compétentes… et dont la seule intention… était de promouvoir la raison humaine de façon parfaitement désintéressée… peut-être Spinoza… ne serait pas parvenu à produire une œuvre aussi importante… Ces cercles sont donc au coeur du processus de réflexion du philosophe… et sa pensée se nourrit de celle de ses amis… dont les liens intellectuels sont autant de liens affectifs… Certains comme Simon de Vries… Jan Rieuwerttsz… Peter Balling… pour ne citer qu’eux… mais ils sont en réalité bien plus nombreux… sont la véritable famille de Spinoza… et ce sont eux qui s’occuperont de faire publier son œuvre et de la diffuser après sa mort… Ils organisent des réunions de travail… réfléchissent de leur côté à certains points essentiels de la doctrine… traduisent ses premiers textes en néerlandais… ou encore établissent des argumentaires contre les idées de Descartes… dont ils sont de fins connaisseurs… Bref… nous sommes ici… avec les amis de Spinoza… au centre d’une bataille intellectuelle européenne… dont l’enjeu n’est pas moins que de définir la modernité… Certains d’entre eux seront d’ailleurs arrêtés… et finiront en prison… Ils pensent non seulement les moyens de parvenir à la compréhension rationnelle de la nature… et donc de se délivrer des fables et des superstitions… mais aussi les modalités d’un contrat social et politique… qui permettrait l’apparition d’un Etat éclairé et bienveillant… faisant de la liberté d’expression la garantie de sa propre stabilité… Enfin… il est plus globalement encore question… de définir le réel de façon mathématique… et donc de sortir la définition de l’homme hors de la sphère de la religion… et même la notion de Dieu… conçu comme la nature elle-même… L’organisation générale de l’oeuvre de Spinoza… et notamment de l’Ethique… sera conçue de manière mathématique… et géométrique… et cela malgré tous les reproches qu’on a pu lui adressés pour cela… Comprenons que l’éthique notamment… c’est un ensemble de définitions… d’axiomes… c’est à dire de postulats qu’il serait trop long pour Spinoza… de tenter de démontrer et qu’on doit donc accepter tels quels pour la démonstration… de propositions… de scolies… d’appendices… etc.… C’est pourquoi c’est une lecture compliquée… et qui ne se présente pas exactement à la manière classique de la rhétorique… Mais alors pourquoi Spinoza fait-il cela ? Ne passons pas à côté de ce problème… car s’il n’est pas question pour nous… de parler de la doctrine elle-même ici… ce point est tout de même fondamental… Pourquoi Spinoza veut-il géométriser le réel… à commencer par Dieu… c’est à dire la nature… et ensuite l’homme… c’est à dire ce champ de forces dominé par des affects… Et bien simplement parce qu’en géométrisant la nature… c’est à dire en montrant la logique impersonnelle à l’oeuvre dans les affects que chacun ressent en lui-même… comme le désir… la joie… la tristesse… la peur… la colère… et ainsi de suite… il donne à son raisonnement la force d’une démonstration universelle… et donc implacable… Les affects ne sont pas sans raison… au contraire… ils répondent à des mécanismes… qui sont ceux de la nature… et que l’on peut comprendre rationnellement… afin de ne plus en souffrir… Tout ce qui se produit en nous… et plus largement dans la nature… est donc le résultat d’un processus rationnel… que l’on peut donner à voir à la manière de la géométrie… Tout est là… Il donne la nature à voir comme une mécanique… c’est à dire comme un ensemble de phénomènes… qui n’a rien à voir ni avec la morale ni avec le sacré… C’est le principe de raison qui est au coeur de toute la démarche… Bref… on voit à quel point l’entreprise est ambitieuse… tant sur le plan de la liberté personnelle conquise par rapport aux affects individuels… que sur celui des institutions politiques… qui en découlent… et on comprend également pourquoi… cette réflexion nous concerne directement encore aujourd’hui… sur les deux plans… Enfin… on voit aussi en quoi cette pensée… est éminemment dangereuse au XVII ème siècle…

Cette période des années 1660… jusqu’aux années 1670… est celle où Spinoza écrit le plus… Il se lance notamment dans la rédaction de l’Ethique… mais l’interrompt en 1665… pour se consacrer jusqu’en 1670… à celle du traité théologico-politique… dont l’urgence ne souffre à ses yeux aucun délai… puisqu’il s’agit de critiquer la superstition… de faire une analyse historique de la bible… et de séparer la philosophie de la théologie… C’est à cette époque également que son mode de vie s’affirme indépendamment de tout superflu… Il mène une vie sobre qui fait l’admiration de ses proches… sans pourtant renoncer à toute forme de plaisir… Il affectionne les conversations avec ses amis… et montre son caractère ouvert et aimable… toujours disposé à échangé des idées… à argumenter… tout en étant à l’écoute… C’est un Spinoza de la maturité… dont la puissance de l’esprit transparaît à travers sa manière de conduire sa vie… Il a des affects qui le traversent… et le travaillent… comme tout homme… mais sait comment les mettre à distance… et les apaiser… En ce sens… il exerce ses idées… et pratique la joie… Il donne en tous point… l’image d’un ami loyal… que l’on a plaisir à retrouver pour échanger des idées… et qui… d’un tempérament solide… sait se montrer de bons conseils… Il mène sa vie pour faire triompher ses idées… dans le désintéressement le plus total… et même si certains lui propose parfois de fortes sommes d’argent pour l’aider… il refuse… préférant garder son indépendance… qu’il considère comme un privilège… C’est notamment le cas… à deux reprises… quand en 1673… un prince lui propose une chaire de philosophie à l’université de Heidelberg en Allemagne… et surtout quand… la même année… c’est le prince de Conde en personne… grand général mais aussi intellectuel fin et brillant… cousin de Louis XIV de son état… qui lui propose de s’installer en France… et lui fait cadeau d’une pension… qu’il refuse également… Pourquoi ?… Et bien simplement parce qu’il sait bien que proposer de l’argent à un philosophe… cela revient inévitablement à le soumettre… et donc à en faire le contraire d’un penseur… c’est à dire un simple agent du régime… Alors… de quoi vit Spinoza exactement ?… s’il ne possède rien… et qu’il refuse les honneurs qu’on lui fait ?… Et bien Spinoza a un métier… il est polisseur de lentilles… c’est à dire qu’il est devenu un spécialiste… et même un spécialiste réputé dans toute l’Europe… du polissage du verre destiné à la fabrication des microscopes et des télescopes… Et cela ne peut être le fruit du hasard quand on songe que l’optique… c’est la grande aventure scientifique du XVII ème siècle… c’est à dire la découverte du monde sous l’angle de l’infiniment petit… et de l’infiniment grand… Descartes lui-même a laissé un traité sur l’optique… ou tout est faux d’ailleurs… mais où néanmoins il tente de répondre à des problématiques importantes posés aux grands esprit de son temps… L’optique… c’est tenter d’y voir plus clair… c’est vous dire si l’aventure scientifique a des tonalités en matière de philosophie… Et pour Spinoza… en particulier… l’enjeu est de vivre honnêtement d’une activité… dans laquelle il est passé maître évidemment… afin de conserver son indépendance… c’est à dire qui lui permette de continuer à penser… C’est pourquoi il s’est choisi un métier… et n’est pas devenu professeur… c’est à dire une sorte de philosophe aux ordres… Penser… c’est une exigence de liberté… qui exclut tout compromis… Et il est bien conscient que l’aventure philosophique… doit être menée dans le renoncement à ses besoins… et la fidélité à un certain nombre de principes simples… parmi lesquels figure au premier rang l’incorruptibilité… Car oui… Spinoza est un incorruptible… ce qui n’est pas la moindre de ses qualités…

 

Et pourtant… c’est précisément dans ce contexte du début des années 1670… que les choses vont s’accélérer pour le philosophe… notamment en raison d’un bouleversement politique… au sein des Provinces unies… En 1672… Louis XIV a envahi les Pays-Bas… et c’est son cousin le grand Condé… celui-là même qui proposera de l’aide à Spinoza… qui est chargé d’occuper le pays… la population rejette alors la faute de ce désastre militaire et politique… sur le compte de la république… qu’elle commence à considérer comme un régime trop faible… et par trop libéral… et sur ses dirigeants… à savoir les frères Jan et Cornelius de Witt… lesquels représentent un rempart et une protection contre les prétentions monarchiques de Guillaume d’Orange… Le 20 août 1672… alors que Jan… va faire sortir son frère de prison… les deux frères sont rattrapés par la foule et lynchés avant d’être pendus… Cet acte ignoble… ce déchaînement de haine affreux et injustifiable… va signer l’arrivée d’une monarchie déguisée et l’affaiblissement des libertés publiques… ce qui bien entendu… met Spinoza dans un état de colère qu’il n’avait jamais connu auparavant… Le philosophe Leibniz… qui avait rendu visite à Spinoza à la même époque… rapporte dans une lettre… que Spinoza aurait voulu sortir de nuit… pour placarder des affiches… sur les murs de la capitale… La Haye (où il est venu s’installer depuis 1670)… placarder des affiches avec ces mots… « ultime barbarie »… pour dénoncer ce double meurtre… Leibniz explique que les logeurs de Spinoza… l’en auraient empêcher au dernier moment… pour des raisons de sécurité… En clair… ce à quoi le philosophe assiste… impuissant… c’est le retour implacable de la tyrannie… dans laquelle le peuple tout entier se précipite… en l’accompagnant au passage… du déchaînement irraisonné de ses affects de haine… Il en frémit… car il voit s’obscurcir d’un coup le ciel de la raison… et de la concorde permise par la pensée… C’est d’ailleurs la même année… 1672… qu’il met enfin un terme à son chef d’oeuvre… L’éthique… dont il avait reporté la rédaction quelques années plus tôt… comme je le disais tout à l’heure… mais qu’il préfère ne pas publier… vu le climat de haine… que lui-même inspire toujours davantage… et auquel vient maintenant s’ajouter… celui du pays en général… La prudence… toujours la prudence… est plus que jamais une nécessité… Les temps ne sont pas encore venus… pour permettre à une œuvre aussi novatrice… de s’imposer… et à la liberté de rayonner autant dans les esprits que dans les états… Dans le même temps… il entretient une correspondance relativement abondante avec bon nombre de savants à travers l’Europe… mais aussi avec des personnages plus obscurs… avec qui il ne rechigne pas à échanger malgré les insultes… tout en répondant toujours avec calme… et même avec politesse… C’est ainsi par exemple… qu’il reçoit les lettres d’un ancien ami… un jeune étudiant du nom d’Albert Burgh… qui avait été jadis un admirateur… mais qui s’est depuis… converti au christianisme… en se laissant aller aux idées les plus radicales… Sa prose est la démonstration de la haine que Spinoza inspire à des esprits qui ont progressivement renoncé à la raison… et dont je vais lire ici un passage… issu de la lettre n°67… mais qui n’est pas unique en son genre… et que l’on peut retrouver dans le volume consacré à la correspondance du philosophe… chez Garnier-Flammarion… Burgh écrit… « … »… Fin de citation…

 

Il est difficile de dire jusqu’à quel point… ce climat de haine envers Spinoza a eu un effet sur sa santé déjà fragile… Peut-être n’en a-t-il eu aucun… mais pour autant… il est vrai qu’il ne lui reste plus très longtemps à vivre… Au milieu des années 1670… la quasi totalité de son œuvre est déjà écrite… et ne demande plus qu’à être publiée… avec toute la prudence nécessaire pour les traducteurs et les éditeurs qui s’en chargeront… Il ne lui reste plus qu’une sœur… Rebecca… qui se souciera d’abord d’un éventuel héritage laissé par son frère… qu’elle n’a pas revu depuis de nombreuses années… avant de se rendre compte qu’il ne laisse rien… à part quelques livres et de petits objets sans valeur marchande… Devant l’indigence de son frère… et le souci de devoir payer les dettes… ce qu’elle souhaite éviter… elle abandonnera toute prétention à hériter quoi ce soit… Son frère lui semble surement un être étrange et obstiné… qui a vécu sa vie… en brandissant une science qu’elle considère comme tout droit venu de l’enfer… car enfin… à ses yeux… il est toujours Spinoza le maudit… le Spinoza du herem lancé contre lui… lequel interdit à quiconque le moindre contact avec lui… Pourtant… à bien y regarder… le véritable héritage de Spinoza… ne relève pas de ce genre de valeur… Ce dont il s’agit… au-delà même de sa doctrine elle-même… dont j’ai très peu parlé… parce que ce n’est pas mon propos ici… du moins pas directement… c’est d’une façon de vivre… ou si vous préférez… d’un art de mettre ses idées en pratique concrètement… et dont Spinoza est un exemple… La vie de Spinoza… est l’exemple type d’une vie philosophique… et c’est même au-delà de sa dimension mathématique… une sagesse… à tel point que bon de nombre de commentateurs… ont pu le comparer à un sage épicurien… ce qui est loin d’être une idée farfelue… Pourquoi et qu’est-ce que cela veut dire ?… Et bien simplement que la philosophie n’a aucun intérêt… si elle ne débouche pas sur une modification de son mode de vie… et sur l’observation d’un certain nombre de principes… qui sont autant de règles de conduite… C’est quelque chose que j’avais déjà eu l’occasion de dire… mais qui ne trouve peut-être pas d’illustration plus haute que dans sa vie à lui… Le pouvoir de contrarier les affects n’est pas simplement intellectuel… La puissance de la joie… au sens de Spinoza… c’est de rayonner par la compréhension qu’on a de la nature en nous… c’est à dire de nos affects… et de notre capacité à les mettre à distance et donc à les relativiser… et sa conséquence… c’est de parvenir au-delà de la joie… à ce que Spinoza appelle la béatitude… c’est à dire une joie suprême qui est la perfection même… La joie est le premier signe… quand nous comprenons quelque chose… que nous passons à une plus grande forme de liberté… et donc elle se situe encore dans un certain rapport au temps… dans une certaine chronologie… Mais la béatitude… elle… c’est la marque de celui dont la connaissance de la nature est telle… qu’il l’observe désormais non plus dans l’écoulement de sa durée… mais dans la perspective de sa vérité éternelle… La joie… est accessible par le simple raisonnement qui permet de comprendre le fonctionnement de la nature… et pour Spinoza en effet… le savoir s’accompagne toujours d’une satisfaction… Mais la béatitude… c’est le changement de perspective… dans lequel… penser devient un mode de vie… qui n’est plus soumis aux soucis et aux aléas du monde… mais qui nous conduit à voir tout ce qui nous arrive comme faisant partie de la nature… La béatitude… c’est une expérience qui nous élève… à la vérité et à l’éternité de la nature… et sa saisie intuitive… qui nous semblait jusque-là impossible… devient dès lors une évidence… C’est comme jouer au piano les yeux fermés… le niveau de maîtrise est total… parce que le pianiste n’a plus à penser à ce qu’il fait… Il le ressent tout simplement… Ça… c’est l’effet que nous fait la vérité de la nature… quand elle s’impose à nous dans toute sa force… et qu’on a plus besoin de passer par le raisonnement pour la reconnaître… C’est ce que Spinoza appelle le 3ème genre de connaissance… après la connaissance par oui-dire… c’est à dire l’opinion… et la connaissance mathématique… celle par laquelle il faut passer… comme on l’a vu… Ce troisième et ultime genre… c’est une connaissance de la nature que Spinoza appelle intuitive… car elle consiste à ressentir les choses dans toute leur simplicité… et donc à ne plus avoir besoin de les changer… Une fois atteint ce niveau de connaissance… celui de la vraie sagesse… toute chose nous semble magnifique telle qu’elle est… et il n’y a plus aucun mal dans le monde… On peut le regarder tel qu’il est… avec amour et détachement… dans sa perfection et son éternité… sub speciae eterneatatis… pour le dire comme Spinoza… c’est à dire en latin… sous un regard d’éternité…  Il ne s’agit donc pas d’une éternité accessible après la mort… pas du tout… mais accessible ici-bas… par un changement d’approche sur ce qui nous arrive… et dès lors qu’on se met en quête de la vérité… La vie de Spinoza… c’est donc l’expérience d’une conversion du regard… C’est une vie brève… où il vécut dans la solitude et la maladie… certes… mais c’est aussi une vie pleine… et puissante… puisque vécue dans la paix… et la joie… D’une certaine manière… cette conversion à la vérité… ce changement de perspective… ne dépend que de nous… et peut-être est-ce là… la dernière chose à retenir de cet homme extraordinaire… Peut-être même… qu’au fond… à bien y réfléchir… rien d’autre… ne pourra jamais avoir… autant d’importance que cela…

 

  • Spinoza , Oeuvre complètes, La pléiade, Gallimard, 1955.
  • Spinoza, Correspondance, Flammarion, 2010.
  • Steven Nadler, Spinoza, une vie, Bayard, 2003.
  • Robert Misrahi, Spinoza, une philosophie de la joie, Entrelacs, 2011.
  • Frédéric Lenoir, Le miracle Spinoza, une philosophie pour éclairer notre vie, Fayard, 2017.
  • Maxime Rovere, Le clan Spinoza, Fayard, 2017.