L’éthique de Spinoza

L’éthique de Spinoza

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« Par cause de soi… j’entends ce dont l’essence… enveloppe l’existence »… C’est par ces mots… que Spinoza commence son éthique… Et à vrai dire… ces mots sont à ce point obscurs… que celui qui les découvre pour la première fois… est forcément saisi d’effroi par l’ampleur de la tâche qui l’attend… Lire l’éthique… c’est une épreuve… et même un défi… L’un de ces défis… dont on n’est jamais vraiment sûr d’en venir à bout… Et de fait… c’est un livre qui exige de son lecteur… un effort considérable… Cela peut prendre des années pour le finir… et surtout pour le comprendre… D’une certaine manière… c’est un livre qui ouvre une porte… plusieurs portes même… et qui les referme aussitôt sur celui ou celle… qui n’aura pas le courage de persévérer… C’est un livre qui choisit ses lecteurs… et qui n’offre ses trésors… parce qu’on peut bel et bien parler de trésor… qu’à la fin… c’est à dire à ceux… qui auront su le mériter… Pourtant… c’est aussi un livre… qui une fois qu’on a passé le seuil… et qu’on est entré dans sa compréhension… ne nous lâche pas… et vers lequel on revient régulièrement… comme vers un ami… Une fois qu’on le comprend… il nous comprend lui… en retour… et même il nous fait beaucoup de bien… Je me revois moi-même… il y a des années… après une rupture amoureuse… une rupture particulièrement pénible… incapable de trouver le sommeil… et trouver dans l’éthique… des explications à mon malheur… et du réconfort pour soulager ma peine… Spinoza… c’est un vieil ami… qui nous explique… que rien de ce qu’il nous arrive… n’est à déplorer… qu’il n’y a aucune négativité dans la nature… et qu’il faut toujours voir les choses sous le regard plus haut… de la nécessité… l’Ethique… c’est un guide… un plan géométriquement parfait… une carte… efficace et précise… pour mener sa vie… Mais alors… comment entrer dans cette œuvre… si difficile… quand on la voit encore de l’extérieur… et qu’on aimerait bien selon le mot de Spinoza lui-même… comprendre ?…

 

Pour ce faire… il faut garder à l’esprit que l’Ethique… c’est d’abord le projet d’une vie… celle de Spinoza lui-même… Il le rédigea sur une période de plusieurs années… de 1661 à 1675… et n’en verra pas la publication… en 1677… puisque celle-ci interviendra juste après sa mort… En réalité… l’Ethique… correspond à l’aboutissement d’une démarche… A l’origine… il y a d’abord un autre livre… inachevé celui-là… intitulé Traité de la réforme de l’entendement… dans lequel Spinoza se posait simplement la question de savoir comment… et en vue de quel bien… il devait mener sa vie… Il énumère alors tous les biens qu’on peut posséder… comme les honneurs… la jouissance… et l’argent… et admet tout de suite… qu’à l’image de tous les autres hommes… il n’a aucune envie d’y renoncer… Simplement… il considère que mener sa vie uniquement en vue de ces biens-là… serait une erreur… car il est tout à fait possible de les perdre… Il observe que ce ne sont là que des biens périssables… L’enjeu pour lui… est donc de définir… quel serait un bien véritable… dans le sens où il ne pourrait pas être perdu une fois acquis… et qu’il pourrait nommer un souverain bien… Par souverain bien… comprenons donc… un bien… à tel point au-dessus de tous les autres… qu’il serait à la fois éternel… et qu’il suffirait à nous contenter… à nous apporter de la joie de façon continue chaque jour de notre vie… et de telle manière que nous n’ayons même plus besoin… ni des honneurs… ni de la volupté… ni de l’argent… Mais qu’est-ce qui peut remplacer cela concrètement ?… Et qui pourrait renoncer au confort… aux plaisirs de l’amour… et à la gloire… même s’ils sont vains et futiles ?… D’une certaine manière… on pourrait se dire… à bon droit… que Spinoza nous en demande beaucoup trop… et que peut-être même… il ne s’agit là que d’un beau discours de philosophe et rien de plus… De même… on est d’autant plus déconcerté… quand Spinoza définit le souverain bien… comme la connaissance… Et en effet… on est surpris… car on ne peut s’empêcher de se demander… très concrètement… comment la connaissance pourrait contrebalancer tous les autres biens ?… Comment la connaissance… pourrait-elle nous satisfaire de manière aussi intense ?… Comment pourrait-elle avoir le pouvoir de nous transformer et de nous rendre joyeux ?… et même de nous permettre de vivre une vie parfaite ?… Or… c’est précisément pour répondre à ces questions… que Spinoza va se lancer dans l’Ethique… et qu’il va construire une démonstration dotée d’une architecture géométrique… avec des parties… des définitions… des propositions… des scolies… des lemmes… et le tout organisé selon un enchaînement strict et parfaitement rationnel… L’Ethique… c’est sans doute le sommet de la philosophie rationaliste… Simplement… il ne s’agit en rien d’une démonstration déconnectée de la réalité… mais justement d’un retour à ce qui constitue le réel… et partant… d’un chemin pour savoir mener sa vie… C’est d’ailleurs pourquoi cela s’appelle simplement… Ethique…

 

Comprenons bien ici… que l’Ethique… ce n’est pas la même chose que la morale… Quand la morale… consiste à définir des valeurs absolues et des commandements… auxquels il faut obéir sans discuter… Une éthique… c’est au contraire une manière de choisir ses propres valeurs par soi-même… et par le seul exercice de son esprit… En clair… une éthique… c’est un art de vivre… une technique pour savoir comment mener sa propre vie… non pas en vue d’un bien absolu… mais en vue de ce qui est bien pour soi… ce qui est à la fois plus raisonnable et plus réaliste… mais sans tomber non plus dans le relativisme… Il ne s’agit plus de savoir ce qu’est le Bien et le mal… compris comme des valeurs universelles… mais de comprendre… ce qui est bon ou mauvais… pour soi… A terme… l’enjeu… est de savoir orienter sa vie… vers ce qui nous permettra de nous épanouir… et de ressentir de la joie… et dans le même temps à l’inverse… d’éviter tout ce qui pourrait nous faire ressentir de la tristesse… et donc nous amoindrir… voire nous détruire… Il faut donc comprendre… que l’éthique… propose une philosophie pour la conduite de l’existence… Or… tout le problème des hommes… constate Spinoza… c’est qu’ils peuvent très bien savoir au fond d’eux-mêmes… ce qui est bon pour eux… et dans le même temps… préférer quand même… aller vers ce qui est mauvais… Et cela… comme s’ils étaient irrémédiablement attirés… par des choses qui les réduisaient à la servitude… L’exemple du tabac… ou celui de l’alcool… qui plus exactement celui donné par Spinoza lui-même… sont ici parmi les plus évidents… pour bien comprendre de quoi il s’agit… Comme disait Ovide… « je vois le meilleur… je l’approuve… et pourtant… c’est le pire que je fais »… Fin de citation… En clair… faire le pire… c’est donner son assentiment à ce qui est mauvais pour soi… et donc… à coup sûr… se vouer à la tristesse… et à terme à la destruction de soi…

 

Si les hommes agissent de cette manière… en donnant leur assentiment à ce qu’il y a de pire pour eux… c’est que la connaissance qu’ils ont des choses… est presque toujours inadéquate… mutilée… incomplète… D’une manière générale… Spinoza considère que… ce que les hommes tiennent pour des connaissances… sont en réalité… de l’ignorance pure et simple… En un mot… les hommes sont ignorants de naissance… ils se trompent quasiment sur tout… Mais pire encore… certains trompent les autres… et notamment ceux qui… en toute probité intellectuelle… tentent d’accéder à la connaissance… Dans le viseur du philosophe… il y a tous les fanatiques… qui expliquent tout… le monde… l’univers… la nature… par Dieu… et la divine providence… Pour Spinoza… dire que le monde existe… parce que c’est Dieu qui l’a voulu… c’est l’asile de l’ignorance… c’est à dire… le dernier refuge de ceux qui ne veulent pas avouer qu’ils ignorent tout des véritables causes de l’existence du monde… Or… Spinoza ne veut pas se soumettre aux mensonges qu’on lui présente comme des vérités… Il s’agit donc d’emblée de redéfinir l’idée de Dieu… dans un sens différent de celui des religions… Spinoza nous explique… que le monde dans sa totalité… ne tient pas son existence d’une volonté divine extérieure à lui-même… Il n’y a pas de Dieu en dehors de la nature… et on comprend pourquoi il n’a pas publié son livre de son vivant… lui qui subissait déjà les menaces des fanatiques… et a failli mourir assassiné… Il n’y a pas de dieu extérieur au monde… et qui serait doué comme un homme… d’une volonté… De même… Dieu n’est pas à comprendre comme une sorte de roi au pouvoir absolu… Ce sont les hommes qui lui ont donné cet aspect… avec une volonté… et un soit-disant pouvoir de faire telle ou telle chose… ou au contraire de ne pas les faire… D’une manière générale… les hommes ont une conception anthropomorphique de Dieu… Mais en réalité explique Spinoza… Dieu est une puissance impersonnelle… qui n’a aucune volonté particulière… Pour Spinoza… Dieu c’est la nature… Deus sive natura… dit-il en latin… ce qui signifie littéralement Dieu ou la nature… pour renvoyer l’un à l’autre… et inversement… Il n’y a pas d’autre Dieu que la nature elle-même… Pourquoi la nature est-elle divine ?… Et bien d’abord parce que les lois qui la définissent sont valables de toute éternité… elles sont éternelles… Elles ne changent pas… elles ne sont pas soumises aux époques… Ensuite… parce que la nature est un principe… qui non seulement se produit lui-même… mais aussi produit tout ce qui existe… Il ne s’agit pas d’un pouvoir… au sens politico-juridique… mais d’une puissance… en acte… qui réalise tout ce qu’elle est capable de réaliser… et cela sans s’arrêter… sans cesse… Cela signifie que si la nature produit des êtres… ce n’est pas parce qu’elle a décidé de le faire… et qu’elle en a l’autorité… mais parce que c’est son essence même de produire… Elle est puissance… Enfin… parce que la nature… c’est la nécessité même… Elle ne peut pas ne pas être… De même… tout ce à quoi elle donne naissance… ses conséquences… sont également nécessaires… en tant qu’elles sont conséquences de sa puissance en acte… laquelle se déploie à tout instant… La question de savoir pourquoi le monde existe par exemple… n’a aucun sens pour Spinoza… Le monde existe parce qu’il ne peut pas en être autrement… Il est la conséquence de la puissance même de la nature… qui est cause de toutes choses… Et ainsi… on peut voir toute chose singulière… sous l’aspect de l’éternité de la nature… Toute chose possède en elle-même une part de cette éternité… Prenons un exemple ici pour bien comprendre… si vous regarder une chose dans la nature… disons un arbre… pour Spinoza… vous pouvez le regarder sous deux angles différents… deux points de vue… Le premier point de vue… c’est son aspect provisoire… Tout être et toute chose au sein de la nature est provisoire… fini… et mortel… Son existence est limitée… et il est voué à mourir et à disparaître… Mais à côté de ça… vous pouvez voir cet arbre sous un autre angle… c’est à dire cette fois… comme une modalité de la nature tout entière… Il est une partie de la nature… Et de ce point de vue là… cet arbre… ne pouvait pas ne pas être… Il était nécessaire qu’il apparaisse à cet endroit-là… et qu’il prenne cette forme précise… parce qu’il est le produit de toutes les causes qui l’ont déterminé… Et en ce sens… il s’inscrit dans le cadre beaucoup plus large… et éternel de la nature… qui elle… ne disparaît jamais… Tout le propos de Spinoza… est donc de dire… qu’il y a de l’infini… dans le fini… de l’éternel… dans tout être singulier… et donc dans tout ce que la nature produit… dans tout ce à quoi elle donne naissance… Tout être… est à la fois fini… et infini… selon l’angle sous lequel on le considère… Fini du point de sa singularité… infini du point de vue de la nature dont il fait partie…

 

Pour le dire très simplement… la nature… c’est un principe d’intelligibilité… c’est à dire… ce par quoi… on peut comprendre tout le reste… Jusque-là… ce principe d’intelligibilité… c’était le dieu des religions… Avec lui… c’est la nature qui est Dieu… Spinoza dit… qu’elle est la seule substance qui existe… Expliquons ce que cela veut dire ici… Une substance… c’est un mot qui vient du latin… sub-stancia… qui signifie littéralement… ce qui tient par en-dessous… comme un support si vous voulez… Quand Spinoza dit que la nature… est la seule substance… cela veut dire… que rien ne vient au monde par hasard… ou tout seul… Rien ne tient tout seul… indépendamment de la nature… Tout fait partie de la nature… et apparaît en fonction d’elle… à travers un enchaînement de causes… dont une chose… n’est que l’effet… Rien n’existe… qui soit en dehors de la nature… Pour reprendre sa terminologie… toute chose se définit comme un mode de la nature… c’est à dire… si vous préférez… une manifestation de la nature… L’homme est un mode de la nature… les animaux sont d’autres modes… les végétaux d’autres modes encore… et ainsi de suite pour une infinité de modes… dont nous ne connaissons même pas l’existence selon Spinoza… Tous ces modes… sont des manifestations… des formes… d’une seule et unique substance… la nature… Et ils apparaissent encore une fois… en fonction de causes précises… La plupart du temps… nous ignorons la totalité des causes à l’origine des choses… Elles nous échappent… mais elles sont bien réelles… La nature… ce n’est rien d’autre que la somme de la totalité des causes… de l’ensemble de ce qui existent… le système solaire… les planètes… les étoiles… les hommes… les animaux… et ainsi de suite… Or… pour Spinoza… tout ce qui existe… en tant que partie de la nature… est du même coup… parfaitement nécessaire… c’est à dire que tout ce qui existe ne pouvait ne pas exister…  Là encore… il faut insister… demandons-nous une nouvelle fois pourquoi ?… D’où vient cette puissance de la nature ?…

 

Comprenons bien que la question que pose Spinoza n’est pas celle des autres philosophes… qui à la manière de Descartes se demandent si Dieu existe… et cherchent à prouver son existence… Pour lui… l’existence de Dieu… c’est un fait… Mais dans la mesure… où dieu c’est la nature… il faut considérer sa puissance… non pas sous la forme d’une volonté… mais d’un déterminisme absolu… Tout ce qui arrive dans la nature… n’est pas l’effet du hasard… ni d’une volonté divine… mais simplement l’effet des lois de la physique… ni plus ni moins… Et ainsi… tout dans la nature… tout phénomène… étant parfaitement déterminé par des causes qui lui préexistent… ne pouvait pas ne pas exister… La puissance de Dieu… c’est ce déterminisme implacable… Or… si tout est déterminé… tout devient parfaitement connaissable… On peut tout connaître dans la nature… En ce sens… la connaissance de Dieu pour Spinoza est à la portée de l’homme… Là encore… le philosophe est porteur d’un scandale… car il s’élève contre toute une tradition théologique… qui affirme justement que l’homme… ne peut pas connaître Dieu… Et si l’homme pense s’élever à la connaissance de Dieu… c’est qu’il est impie… voire fou… Pour Spinoza… au contraire… Dieu est connaissable car il n’est rien d’autre que la nature elle-même… Il refuse que l’ignorance soit une vertu… Il n’y a aucune vertu à accepter de ne pas savoir… et encore moins à mentir… La raison humaine est parfaitement capable de s’élever à l’idée de Dieu… Encore une fois… comme je le disais tout à l’heure… l’enjeu de l’éthique… c’est de trouver le souverain bien pour accéder à la vie la plus joyeuse et la plus puissante… Souverain bien… que Spinoza a lui-même défini… comme la connaissance… Mais alors connaissance de quoi exactement ?… Et bien justement… connaissance de Dieu… c’est à dire de la nature… laquelle est la seule garantie à une vie véritablement bonne… Mais là encore pourquoi connaître la nature permet-elle la meilleure vie possible ?… Réponse…. Parce que la connaissance de ce qu’est la nature en elle-même… permet de se libérer des mensonges… et de sortir de la servitude… D’une manière générale… Spinoza pense que les hommes ne sont pas libres… Ils viennent au monde ignorants… sans aucune connaissance… Ils sont ensuite soumis aux mensonges de ceux qui veulent les soumettre à des croyances qu’ils présentent comme des vérités… Comprenons bien que derrière l’enjeu théologique… se cache aussi un enjeu politique… car la superstition… et la représentation d’un dieu qui serait comme un souverain.. c’est aussi pour Spinoza… la possibilité pour un état par exemple… de maintenir les hommes dans l’ignorance… et de les amener à accepter n’importe quoi… y compris ce qui va contre leur propre intérêt… et à combattre pour leur propre servitude… comme s’il s’agissait de leur liberté… Ce à quoi il s’en prend… c’est l’ensemble des doctrines… religieuses… ou politiques… qui consistent à maintenir les hommes dans leur état d’ignorance… et donc à les asservir… en leurs faisant croire à toutes sortes de fausses croyances sur le monde… et sur la nature…

 

Ces fausses croyances… c’est d’abord ce qu’on appelle le finalisme… et ensuite anthropocentrisme… De quoi s’agit-il exactement ?… Pour le dire très simplement… le finalisme… c’est une conception de la nature qui consiste à dire que tout ce qui existe en son sein… existe pour… servir à quelque chose… et donc… que tout a une fin… c’est à dire une finalité… L’idée du finalisme… c’est de dire que le monde lui-même… dans sa totalité… a un but… et qu’il se dirige vers une fin… qui a été voulue par Dieu… Or… pour Spinoza… une telle idée est une absurdité… Pour lui… il n’y a pas de fin au sein de la nature… pas de but à atteindre… La nature est juste une puissance… comme on l’a vu… qui se réalise elle-même… et c’est tout… Elle se réalise tout en étant aveugle… et étrangère à toute idée de finalité… Elle va… mais ne sait pas où elle va… La conséquence… c’est qu’il n’y a pas non plus d’intelligence au sein de la nature… voire de mauvais œil… avec un plan prédéfini… et auquel les hommes devraient se plier… Tout cela relève de la superstition pour Spinoza… De même… on peut exclure toutes valeurs absolues… toute idée de Bien ou de mal… qui n’ont aucune existence réelle… comme je le disais tout à l’heure… car rien dans la nature n’est… ni Bien ni mal… Tout est simplement…  bon ou mauvais… pour soi… en tant qu’homme… Par exemple… un serpent au venin mortel n’est pas un mal en lui-même… Il est simplement mauvais pour nous si on le rencontre… et surtout s’il nous mord… Mais rien en lui… n’est ni moral ni immoral… Il fait partie de la nature… tout comme l’homme… et c’est donc à ce dernier d’éviter de croiser la route du serpent… Pour le dire comme Spinoza… il y a dans la nature… ce qui peut être utile… et ce qui peut être nuisible… pour l’homme… Dès lors… cela implique… une autre erreur… celle de l’anthropocentrisme… qui consiste quant à elle… à considérer que tout dans la nature… jusqu’à la nature elle-même dans sa totalité… est là pour servir l’homme… qui en serait pour ainsi dire le centre… Le résultat… c’est que quand quelque chose dans la nature lui fait obstacle… il le prend pour un défaut de la nature… une défaillance… voire une incomplétude… ou même un vice… Or… l’homme n’est au centre de rien… et surtout pas de la nature… En ce sens… comprenons bien encore une fois… qu’il fait partie de la nature… Il en est un des modes… tout comme les animaux ou les végétaux… mais rien ne le destine à être au centre de quoi que ce soit… tout simplement parce qu’au sein de la nature… il n’y a pas de centre du tout… La nature est en elle-même dépourvue de centre… Or… c’est l’homme qui… de lui-même… a non seulement assigné au monde un but à atteindre… une finalité… qu’il a assimilé à une soit-disant volonté de Dieu… Et c’est encore l’homme… qui s’est lui-même placé au centre de la nature… sans fondement… et de façon illégitime… 

 

Or… se libérer de ces préjugés… de ses mensonges… et de ses illusions… c’est tout simplement revenir au monde tel qu’il est… C’est le voir tel qu’en lui-même… et sans les lunettes déformantes imposées par les doctrines de toutes sortes… Il s’agit de ne plus voir le monde en fonction de soi… mais pour ce que le monde est en lui-même… Le monde n’est pas là… pour faire plaisir à l’homme… Charge à l’homme lui-même d’y faire son chemin… sans rien attendre ni du ciel… ni des choses… et en s’orientant… avec sa raison pour seule guide… Et ainsi… en comprenant la nécessité à l’oeuvre dans le monde… on n’en souffre plus… et cela nous permet d’agir… Le lien entre connaissance et action… est donc fondamental… De même… on comprend mieux ici… la grande idée méthodologique de Spinoza… qui consiste à commencer par définir la nature elle-même… dans sa totalité… pour mieux comprendre l’homme ensuite… qui n’en est qu’une partie… une modalité… Comprendre la puissance de la nature d’abord… c’est se donner les moyens de saisir la place et le fonctionnement de l’homme ensuite… Pourquoi ?… Et bien simplement parce qu’il s’agit de respecter l’ordre causal des choses… C’est la nature qui détermine l’homme… et non l’inverse… Il lui est impossible à l’homme d’échapper aux lois de la nature… sous prétexte qu’il possède un entendement… A la différence de Descartes… Spinoza pense que ce n’est pas parce que l’homme a un entendement… et qu’il est capable de penser… qu’il échappe à la nature…

 

Pour Descartes… cette opposition entre l’homme et la nature… avait eu pour effet… d’en faire apparaître une autre… entre corps et esprit… Spinoza n’est d’accord avec le philosophe français… ni sur la premier de ces oppositions… ni la seconde… Il est donc question pour lui… ici… de répondre… à un problème que Descartes avait posé dans ses méditations… mais sans avoir trouvé de solution… le problème de la relation entre le corps et l’esprit… Pour Descartes… corps et esprit sont séparés… et l’esprit est capable de commander au corps… et donc de lui imposer sa volonté… Mais cela pose un immense problème… à savoir… que si les deux sont séparés… comment peuvent-ils agir l’un sur l’autre ?… En réalité… c’est même un problème insoluble… parce que dès qu’on envisage… l’homme en terme de séparation en deux instances… corps et esprit… on en perd l’unité… C’est tout le problème de Descartes dans les méditations… Or… pour Spinoza… un tel problème n’a pas de sens… dans la mesure où pour lui… il n’y a aucune séparation entre corps et esprit… Tout d’abord… pour Spinoza… corps et esprit pour un même individu… ne sont qu’une seule et même chose… L’esprit… c’est en ce sens l’idée du corps… Pour parler de l’esprit… il faut donc passer par la compréhension du corps… et ce qui est une véritable révolution philosophique… qui laisse déjà entrevoir la pensée de Nietzsche… et ensuite de la psychologie des profondeurs… En clair… la compréhension du corps humain… dans sa composition même… occupe une place fondamentale dans l’Ethique… tout simplement parce qu’il ne peut pas y avoir d’esprit sans corps… Si l’homme est esprit… cet esprit est l’idée d’un corps… le sien… C’est pourquoi Spinoza développe… dans la partie II de l’Ethique… toute une théorie du corps humain… qu’il décrit… comme une totalité complexe… composée d’un très grand nombre de parties… et dont l’équilibre peut être remis en cause quand il rencontre des affections… c’est à dire toutes sortes de désirs… D’une certaine manière… il s’agit d’une pensée de la santé du corps… Or… tout le problème… est que le corps rencontre sans cesse des affections… qui excitent certaines de ses parties au détriment des autres… et donc déstabilisent son organisation générale… en colonisant littéralement la totalité du corps… Par exemple… une boisson excite votre palais… alors qu’est-ce que vous allez faire… vous allez en reprendre une… et une autre… et ainsi de suite… A la fin… dans le pire des cas… le risque est de devenir esclave de cette boisson… Le résultat c’est que la totalité du corps… est colonisé par l’excitation d’une de ses parties… Et ainsi… on comprend que les affections… empêchent l’individu de passer à une plus grande puissance d’agir… C’est ce qu’il appelle une joie passive… parce qu’en l’occurrence… elle le réduit à la servitude… Et cela parce que si le corps et l’esprit ne font qu’un… quand le corps est colonisé par une passion triste… l’esprit l’est tout autant… ce qui nous réduit à la servitude…  Alors… comment faire le tri entre ces affections… et ainsi reconquérir de la puissance d’agir ?… c’est ce qui constitue le coeur du projet spinoziste… Il faut donc se demander… comment est-ce que cela fonctionne exactement ?…

 

Tout d’abord… gardons bien à l’esprit que tout le propos de Spinoza… est de replacer l’ensemble des comportements humains… dans le cadre de la nature elle-même… Et en ce sens… les conduites humaines n’ont rien de mystérieux… Ce sont des choses naturelles… qui suivent l’ordre ordinaire et commun de la nature… Les passions qui agitent les hommes… sont donc parfaitement compréhensibles… et on peut tout à fait les rationaliser… et même pour ainsi dire… les cartographier de manière géométrique… Les passions… qui pourtant… sont précisément ce qui débordent l’homme… n’échappent donc en rien à la raison… On peut les comprendre… et ainsi les combattre… puisqu’elles ne sont rien d’autre que la nature elle-même… dans l’homme… La nature en ce sens… ce n’est pas simplement ce qu’il se passe en dehors de l’homme… La nature… c’est aussi ce qu’il se passe en lui… Et donc… la nature ce n’est pas simplement la matière… La nature c’est aussi la pensée… L’idée derrière ça bien sûr… c’est toujours la même… c’est à dire le fait que la nature se présente comme un déterminisme absolu… auquel il est impossible d’échapper… Si les hommes connaissent des passions douloureuses… qui les font souffrir… et qui les poussent à faire souffrir les autres… ce n’est donc pas parce qu’ils auraient choisi librement d’agir en ce sens… mais simplement… parce qu’ils sont déterminés à le faire… en fonction de ce qui se passe dans leur corps… Nous ne choisissons rien… mais nous obéissons aux lois qui régissent nos affects… Il s’agit donc pour Spinoza… d’élaborer ce qu’on pourrait appeler une anthropologie… c’est à dire une étude de l’homme… pour comprendre le fonctionnement de ses affects… et c’est ce qu’il fait dans les parties III et IV de l’Ethique… d’abord… dans la partie III pour préciser l’origine et la nature des affects… et les décrire en eux-mêmes… et ensuite dans la partie IV… pour les considérer cette fois comme une dynamique de forces… qui luttent entre elles… et qui réduisent l’homme à la servitude… Pour le dire très simplement… tous les affects que nous ressentons… c’est à dire ce qu’on appellerait nous… nos émotions… sont toujours le fruit de la combinaisons de 3 affects primaires avec des objets extérieurs… Ces 3 affects primaires… ce sont le désir… la joie et la tristesse… Ainsi… l’amour par exemple… se définit comme une joie… qui s’accompagne de l’idée d’une cause extérieure… comme une personne… Parmi les affects… citons par exemple… pour comprendre de quoi nous parlons ici… la haine… le désespoir… la crainte… l’indignation… l’orgueil… le mépris… la honte… la colère… la cruauté… l’ambition… l’intempérance… etc.… lesquels sont toujours issus des 3 affects primaires… Mais le plus fondamental des 3… c’est le désir… parce c’est lui constitue pour Spinoza… l’essence même de l’homme… ou si vous préférez son être même… Tout homme… c’est du désir… ce que Spinoza appelle aussi appétit… en tant que l’homme est conscient de son appétit… Il ne s’agit pas d’un désir de quelque chose en particulier… d’un objet extérieur à lui… mais d’un désir de persévérer dans son être… c’est à dire là aussi pour le dire simplement… de vivre…  Il s’agit d’un appétit pour la vie… La conséquence… c’est que quand notre désir se rapporte à une chose… nous ne désirons pas la chose… parce qu’elle est bonne en elle-même… C’est l’inverse qui est vrai pour Spinoza… nous la jugeons bonne… parce que nous la désirons… Ou si vous préférez… le désir est toujours premier… C’est seulement ensuite que nous nous donnons des objets… vers lesquels orienter notre désir… En d’autres termes encore… quand nous désirons une chose… ce n’est pas la chose en tant que telle que nous désirons… c’est plus largement la vie elle-même… Tout homme désire spontanément vivre… et comprenons même celui qui se suicide… Le suicidé… c’est toujours un homme qui est poussé à ce geste… (ce n’est pas qu’il le veuille spontanément et de façon naturelle)… mais c’est plutôt qu’il a rencontré une cause extérieure à lui-même… qui est une tristesse… qui le pousse à le faire… Et en ce sens… le suicidé n’est pas libre… A partir du désir de persévérer dans son être… commun à tous… la joie et la tristesse… se présentent comme des signes… soit que l’on y parvient… pour la joie… soit au contraire… que l’on échoue… pour la tristesse… Eprouver de la joie… c’est sentir la vie en soi… A l’inverse… ressentir de la tristesse… c’est la marque d’un amoindrissement… d’une perte de vitalité… La rencontre des causes extérieures… c’est à dire des personnes… des objets… bref… tout ce qui se présente dans le monde… va faire apparaître en nous… par combinaison… soit des affects joyeux… soit des affects tristes… Simplement… quand nous faisons la rencontre d’une cause extérieure… disons une personne qui nous agace par exemple… nous imaginons au moment où nous vivons la rencontre… que cette personne constitue à elle seule… la totalité causale de notre affect d’agacement… Nous imaginons que ce qui provoque de l’agacement en nous… c’est cette personne elle-même… en raison de son comportement… comme si elle avait d’elle-même décidé librement de nous agacer… Mais en réalité… expliquerait Spinoza… l’affect que nous éprouvons ici est trompeur… car la personne n’a absolument pas choisi d’avoir tel ou tel comportement… Sa manière de se comporter… est simplement le produit d’un enchaînement de causes… qui ne lui laisse aucun choix… et qui fait qu’elle ne peut pas… se comporter autrement… Tout simplement… elle n’est pas libre… Comprendre… c’est saisir une chose… par ses causes… Il s’agit donc de comprendre le déterminisme absolu au sein de la nature… c’est à dire précisément ce que nous ne voyons pas d’une manière générale… au quotidien… pour nous libérer négatif… et qui provoque en nous un amoindrissement… comme ici l’agacement… D’une manière générale… nous imaginons toujours spontanément… que nous sommes libres… et donc que les êtres autour de nous le sont également… Nous imaginons qu’ils sont capables de faire des choix… S’ils sont comme ils sont… ou qu’ils agissent comme agissent… nous l’interprétons spontanément comme le fruit d’un choix libre et délibéré… Nous ne voyons pas le déterminisme derrière les êtres et les événements… nous ne voyons pas la nécessité… c’est à dire encore une fois… le fait que les choses ne peuvent pas être autrement que ce qu’elles sont… C’est pourquoi… pour Spinoza… l’intervention de la raison… pour replacer les choses dans le contexte plus large… des enchaînements de causes… permet d’introduire de la clarté dans le monde… Le résultat… c’est qu’on ne voit plus le monde de la même manière… car… en replaçant chaque chose dans le contexte des causes qui l’ont précédé… et donc dans le contexte du déterminisme de la nature… et non de la volonté… on acquiert de chaque chose… une connaissance adéquate… Et en effet… on commence à comprendre pourquoi… et comment… la connaissance rationnelle… permet de changer notre regard… et donc notre manière d’être… au sein du monde… Plus rien ne nous touche directement…

 

Maintenant… l’acceptation de la nécessité… revient-elle à accepter les choses telles qu’elles sont… sans agir ?… Cela nous prive-t-il de toute action ?… Pour Spinoza… la nature… dans sa réalité… est en elle-même parfaite… Il n’y a rien… ni à lui retirer… ni à lui ajouter… En revanche… l’homme doit faire un effort pour progresser dans la connaissance de ce qu’est la nature… indépendamment de lui et du besoin qu’il en a… afin d’apprendre à vivre en harmonie avec elle… La réalité de la nature c’est donc la perfection même… et tout ce qui s’y prend place… relève de la perfection… Voilà qui est étonnant… au premier abord… et les contradicteurs de Spinoza… Car dire que tout est parfait dans le monde… c’est aussi accepter le pire… la guerre… les crimes… les pires atrocités… et d’une certaine manière… considérer toutes ces choses comme relevant de la nature… Mais en réalité… rien ne serait plus étranger à ce que dit Spinoza… que de penser qu’aucune action n’est possible… Il ne s’agit pas pour lui… de nous condamner à la passivité… Mais plutôt de nous dire que… devant la nécessité des choses… il faut se préparer… à voir revenir les mêmes effets… produites par les mêmes causes… Et ensuite… à agir sur ces causes elles-mêmes… quand elles produisent des effets nuisibles… Au fond… il est question de faire entrer en soi… littéralement d’incorporer… de faire entrer dans son corps… des vérités… qu’on a non seulement comprises… mais aussi dont on ressent en nous la nécessité… à la manière d’automatismes… C’est en ce sens… que dans la pensée de Spinoza… il y a encore de la place pour la liberté… Spinoza… ne dit jamais que la liberté n’existe pas… sous prétexte que la nature se définit comme une nécessité absolue… C’est simplement… que la liberté humaine consiste en une coïncidence avec la nécessité… la nécessité de la nature tout entière d’abord… mais surtout sa nécessité à soi… en tant qu’individu… Ou si vous préférez… la liberté pour Spinoza… consiste à adhérer à la nécessité qui est la nôtre… d’être ce que nous sommes… et de persévérer dans notre être… La liberté pour Spinoza… c’est de ne pas être empêché de faire… ce pour quoi on est fait… et donc de déployer notre puissance… de faire advenir tout ce qu’on est capable de faire… Il convient donc de nous diriger… toujours grâce à la raison… vers ce qui est utile… (utile à la préservation de notre être)… parce ce que cela provoque en nous de la joie… et de nous éloigner de ce qui nous est nuisible… et qui fait naître en nous de la tristesse… Là encore… arrêtons-nous un instant… pour saisir le fonctionnement d’un tel arbitrage… entre les passions qui nous permettent de nous épanouir… et au contraire… celles qui nous détruisent…

 

Comprenons bien que l’esprit de l’homme… est un champ de forces dans lequel les affects sont en lutte les uns contre les autres… Pour contrebalancer un affect triste… il faut un affect plus puissant… Or… tout le problème est que toutes ces forces… sont autant d’affirmations contradictoires… que rien ne peut venir arbitrer… La raison en ce sens… n’est rien d’autre qu’une passion comme les autres… une passion froide… mais une passion quand même… Elle n’est pas une instance extérieure au champ de forces lui-même… et qui s’imposerait de sa seule autorité… Toute la question est donc de savoir comment la raison peut nous aider à sortir de la servitude que font peser sur nous les passions destructrices… Réponse… ce qui fait la puissance de la raison… par rapport aux autres passions… c’est qu’en nous montrant la nature du point de vue de sa nécessité… elles nous les fait comprendre… ce qui crée en nous… de la joie… Très concrètement… le fait même de comprendre quelque chose… en utilisant sa raison… nous rend joyeux… La raison… est un affect… qui s’impose aux autres… non pas parce qu’elle serait extérieure… et qu’elle leur imposerait des commandements… (ce n’est pas le cas)… mais parce qu’elle est plus puissante pour créer de la joie… tout simplement… C’est pourquoi comprendre une idée vraie… contient plus de puissance… que de se laisser aller à ses croyances toutes faites… parce qu’en la comprenant… j’en ressens une joie profonde… comme si j’avais découvert quelque chose… une sorte de trésor… qui n’est rien moins qu’une vérité de la nature… Il ne s’agit de découvrir la vérité de toute la nature… du moins pas d’un seul coup… mais au moins une partie… et cela me donne l’envie d’en savoir plus… et donc d’aller toujours loin dans la connaissance… ce qui me rend toujours plus joyeux… Il faut comprendre cette joie ici… comme une élévation progressive… La joie a elle-même pour effet… de contrebalancer… les affects négatifs… et de s’imposer à eux… pour les amoindrir… et les réduire le plus possible… Et donc… en comprenant les passions qui me faisaient jusque-là souffrir… dans leur fonctionnement même… je me sens mieux… C’est de cette manière… qu’il s’agit de combattre les affects qui s’accompagnent de tristesse… et donc de gagner en puissance d’agir… c’est à dire de reprendre une part de liberté… C’est pourquoi la liberté passe par la connaissance… La raison en ce sens… n’est pas uniquement intellectuelle… Elle a un pouvoir qui permet de modifier l’état du corps… Changer l’ordre des idées… c’est atteindre… et modifier les affections dans le corps… puisque corps et esprit ne sont qu’une seule et même chose… Simplement… tous les hommes ne sont pas appelés à y parvenir… car tous ne peuvent pas vivre selon l’usage de la raison… Seuls certains pourront le faire… Mais quel sera le gain pour eux… là encore… concrètement ?…

 

Ce gain… on pourrait même dire… cette perspective générale… vers laquelle nous conduit toute l’Ethique… c’est la joie elle-même bien sûr… et au-delà… ce que Spinoza appelle… la Béatitude… Souvenons-nous là encore… que l’Ethique… se présente sous la forme d’un parcours intellectuel… que Spinoza nous invite à refaire par nous-mêmes… en suivant l’ordre de sa démonstration… Et ce chemin nous conduit concrètement… à mettre en échec les passions tristes… par leur compréhension rationnelle… et ainsi à une plus grande puissance d’agir… ce qui passe par la joie… et culmine dans la béatitude… Comprenons bien la différence ici entre les deux concepts… La joie… c’est ce qu’on ressent… quand on passe d’un moindre… à un plus haut degré de perfection… En clair… quand on remplace les idées fausses et les passions tristes… par des idées adéquates… qui sont sources de passions joyeuses… La joie… c’est le signe même de ce passage… La béatitude… elle… c’est la perfection même… vers laquelle la joie ne fait que tendre… Elle est pour ainsi dire hors du temps… car c’est ce qu’on ressent quand on considère la nature… non plus du simple point de vue des effets qu’on a sous les yeux… mais du point de sa nécessité… et donc de vérité rationnelle… et de son éternité… On voit la nature… Sub specie aeternatatis… dit Spinoza… c’est à dire… sous un regard d’éternité… Il ne s’agit pas pour Spinoza… de dire que l’esprit est éternel… et qu’il survit au-delà de la mort… Mais plutôt que… quand on modifie notre regard sur le monde… et sur ce qui nous arrive… au moyen de la raison… on s’élève à quelque chose… qui elle… est éternelle… c’est à dire la nécessité même des choses au sein de la nature… Il s’agit de considérer les choses… indépendamment de soi… et donc de sa propre finitude… C’est en cela que consiste notre capacité à nous élever à une certaine forme d’éternité… Autrement dit… nous qui sommes des êtres finis… nous avons la possibilité… d’accéder à ce qui demeure éternellement… à savoir les idées vraies… Or… rien ne peut enrichir l’esprit comme les idées vraies… le satisfaire davantage… et donc le rendre plus joyeux… dans la mesure précisément… où nous ne pouvons pas les perdre… L’enjeu du départ… était bien de trouver un souverain bien… quelque chose… qui demeurait éternellement… et que rien ne pourrait nous enlever… ni détruire… La réponse de Spinoza… c’est que faire l’expérience des choses éternelles par la puissance de l’entendement… c’est du même coup toucher la part d’éternité qui est en nous… c’est à dire… notre propre esprit…

 

Merci à tous et à très bientôt sur Kosmos !

Le roman d’une vie : Spinoza

Le roman d’une vie : Spinoza

Ce matin-là… un dimanche… Spinoza était descendu de sa petite chambre… pour discuter avec ses logeurs et ses amis… Cela faisait déjà 7 ans qu’il vivait chez eux… depuis qu’il était arrivé à la Haye en 1670… Son médecin… Lodewick Meyers… lui-même tout juste arrivé d’Amsterdam au matin… avait recommandé qu’on lui prépare un bouillon de coq… L’histoire a parfois de drôles de coïncidences…. Car c’est aussi ce que demanda Socrate au moment de mourir… c’est à dire qu’on offre un coq au Dieu Asklépios… le dieu de la guérison… pour payer ses dettes… Spinoza est… selon les biographes… de bonne humeur… même s’il a été très malade la veille… et se montre aimable avec tout le monde… fidèle à son caractère joyeux et affable… Après quoi… il retourna dormir… et personne ne le revît… Et c’est seulement quand ses amis rentrèrent de l’église… un peu plus tard dans l’après-midi… qu’ils le trouvèrent seul… allongé sur son lit… Spinoza était mort… vers trois heures de l’après-midi… probablement des complications faisant suite à une phtysie… c’est à dire une tuberculose pulmonaire… et qu’il aurait contractée du fait de son activité de polisseur de lentilles… Spinoza était mort… à 44 ans… presque emporté par surprise… car il n’avait préparé aucune lettre… ni aucun testament… et cela même s’il savait sa santé de plus en plus fragile… Spinoza était mort… en ce 21 février 1677… Comportement étrange… le médecin lui-même avait disparu… le laissant seul dans la maison… et emportant avec lui le peu d’argent qu’il avait trouvé sur le petit bureau du philosophe… Celui-ci fût enterré quelques jours plus tard… le 25 février… et sa table de travail… fut envoyée à Amsterdam… avec plusieurs manuscrits inédits dont l’Ethique… le Traité de la réforme de l’entendement… le traité politique… et l’abrégé de Grammaire hébraïque… c’est à dire l’essentiel de l’oeuvre du philosophe… Tous ces textes furent édités la même année en néerlandais et en latin… sous le titre Oeuvres posthumes… et bien sûr… furent tous condamnés par les autorités civiles et religieuses dès 1679… et mis à l’index par l’Eglise… Alors… ils sont nombreux ceux qui… en apprenant la nouvelle… ce sont senti soulagés… de la disparition de Spinoza… Peut-être se sont-il dit… qu’au fond… à force de nier l’existence de Dieu… Spinoza avait été rattrapé par son créateur… Peut-être même ont-ils senti un infâme frisson de soulagement… à l’idée que plus jamais… l’Europe ne reparlerait de lui… car disons-le clairement… jamais philosophe ne fut plus honni et plus détesté que lui… Simplement face à tant de haine… il nous revient de nous demander… qui était vraiment Spinoza… ?… quel genre d’homme était-il ?… C’est un problème d’importance… c’est à dire un problème biographique… car poser cette simple question nous met ensuite face à l’obligation logique… d’en poser d’autres… à savoir… y a-t-il une différence entre sa vie et son œuvre… ?… ou encore pouvait-il être Spinoza… l’auteur de l’Ethique… en vivant autrement ?… Répondre à ces questions…. C’est enfin tenter de comprendre… pourquoi Spinoza est considéré comme l’un des plus grands philosophes de l’histoire des idées… mais aussi… à quelle urgence répond son œuvre… et surtout pourquoi… il a été l’un des hommes les plus haïs de l’histoire… peut-être même jusqu’à aujourd’hui… et dont l’oeuvre a été qualifiée de « mal pestilentiel »… par les plus hautes sphères du Vatican…

 

Pour tenter de comprendre la trajectoire de Spinoza…. Il nous faut remonter quelques 150 ans environ avant sa naissance… et faire le voyage en Espagne… En 1492 très exactement… c’est à dire la même année que celle de la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb…. C’est l’année de la Reconquista… c’est à dire de la victoire définitive d’Isabelle de Castille sur les Maures… et de leur expulsion de la terre d’Espagne… mais c’est aussi celle du décret de l’Alhambra… signé par la reine Isabelle… Le décret de l’Alhambra… c’est le texte par lequel la reine déclare qu’elle expulse tous les Juifs d’Espagne… qui ne voudront pas se convertir au christianisme… Et bien que bon nombre de juifs espagnols choisissent de rester dans leur patrie… et donc de se convertir… la grande majorité d’entre eux décident au contraire de fuir vers le Portugal… C’est là que nous retrouvons la trace des plus anciens ancêtres de Spinoza… du moins  ceux pour lesquels il existe des sources… Mais la terre du Portugal n’offre pas plus de confort aux familles juives que l’Espagne… Même après avoir été convertis… ceux qu’on appelle alors les conversos… sont stigmatisés… pourchassés… et torturés… Les autorités politiques et religieuses… sous la houlette de la sainte inquisition… les soupçonnent de continuer à pratiquer leur foi… et d’avoir secrètement conservé leurs anciens rites… On les appelle les marranes… qualificatif extrêmement péjoratif… qui vise à les assimiler à des porcs… autant qu’à des traîtres… C’est pourquoi… ils sont le plus souvent réduits à l’exil… à travers l’Europe… C’est dans ce contexte… que la République des provinces-unis des Pays-Bas… fait rapidement figue de terre d’accueil pour de nombreux réfugiés juifs… car on y pratique la liberté politique et la tolérance religieuse… On a le droit de s’exprimer librement… de dire ce que l’on pense… et d’agir en conformité avec ses convictions… C’est un pays où le droit de chacun est respecté… à tel point d’ailleurs que le philosophe René Descartes en personne… déjà célèbre à travers tout le continent… juge bon d’aller s’y installer… Il y trouvera beaucoup plus de calme et de sérénité qu’en France… et il y vivra quasiment les 20 dernières années de sa vie avant d’aller mourir en Suède… en 1650… Le pays se pose en rival de la France… de l’Angleterre et de l’Espagne sur les plans politique et stratégique… et dispose d’un empire colonial important… dont on n’a plus idée aujourd’hui… mais qui lui ouvrait toutes les voies maritimes de la planète… C’est pourquoi c’est aussi une puissance économique prospère… où l’on associe volontiers l’enrichissement personnel… le développement des techniques et des arts… ou encore l’ostentation et le luxe… à des marques de bienveillances divines… Pedro Isaac Espinoza… le grand-père du philosophe… transitera quelques temps par la France… notamment à Nantes… avec sa petite famille… avant d’arriver à Amsterdam où il s’installera définitivement… au début du XVII ème siècle… Les Espinoza… sont donc une famille d’immigrés juifs séfarades d’origine portugaise et espagnole… qui vont trouver à Amsterdam… à la fois la liberté de culte… d’opinion et de commerce… Michael… le père du philosophe… va se marier trois fois… et prospérer dans l’import-export… et le commerce de produits en provenance du sud de l’Europe… Le petit Bento… de son nom portugais… appelé également Baruch de Spinoza… naît en 1632… dans un quartier du centre d’Amsterdam… situé non loin de l’atelier du peintre Rembrandt… Il perd sa mère à l’âge de six ans… et sera élevé par Esther… la dernière femme de son père… Son enfance n’est pas marquée par la pauvreté… contrairement à une légende tenace… et elle est plutôt confortable… Il fréquente la communauté juive Talmud-Torah… et se distingue très vite… à l’école de la synagogue… par une intelligence vive et précise… qui met souvent ses professeurs en défaut… par les questions qu’il pose… lesquelles sont toujours à la fois justifiée et embarrassantes… et donc en ce sens… vraiment intelligentes… Ce qui l’intéresse dès le plus jeune âge… c’est de comprendre… et donc de remettre en question ce qu’on lui présente comme des vérités indiscutables… notamment en ce qui concerne la toute puissance de Dieu… Sa soif de connaissance… qui devrait pourtant être apprécié par n’importe quel professeur… ne tarde pourtant pas à éveiller la susceptibilité de ses maîtres… qui y voient le défi d’un petit orgueilleux… qui se prépare lentement à l’impiété… ainsi qu’à une attitude irrespectueuse envers les anciens… si on le laisse continuer dans cette voie… C’est d’ailleurs à cette époque… en 1640… Spinoza a 8 ans… que la communauté juive d’Amsterdam… fait subir un terrible châtiment ainsi qu’une humiliation… à un philosophe dévoyé… Uriel da Costa… qu’on accuse d’avoir renié la Foi révélée et d’avoir contesté l’immortalité de l’âme… On ne sait pas si Spinoza est présent… quand on inflige 39 coups de fouets à Uriel da Costa … On ne sait pas s’il a vu… le malheureux étendu sur le sol… les plaies à vif… pour que tous les membres de la communauté l’enjambent… pour lui faire sentir sa soumission… Mais on sait que cette histoire va avoir un terrible effet sur lui ensuite… quand il s’agora de développer sa propre pensée… car il va faire siennes l’essentiel des idées de Da Costa… et il s’en souviendra quand il s’agira de se montrer prudent… Penser n’est pas un acte anodin… car cela veut dire que l’on remet nécessairement en cause… le monde tel que les autres le voient… et cherchent à l’imposer… Et cela même dans une république aussi libre et tolérante que les provinces-Unies des Pays-Bas… De toute évidence… on ne plaisante pas… avec l’amour de Dieu… Mais n’en déplaise aux maîtres de la communauté… cela ne fait que raffermir le jeune Spinoza dans son désir de savoir… car il sent bien… que le coups donnés à un philosophe… ne suffisent pas à répondre à ses arguments… Dès lors… et même s’il est difficile de dire à quel moment il a pris sa décision de se diriger vers la philosophie… tout se passe comme si le retour à une relation apaisée et confiante avec sa communauté devenait de plus en plus impossible… Il va même s’en détacher progressivement… et cela… comme on va le voir… jusqu’au point de non retour…

 

En grandissant… Spinoza va se mettre à fréquenter les milieux libéraux… et cela dans le contexte intellectuel et culturel offert par son pays… Il a 20 ans en 1652… quand il fait une rencontre essentielle dans son parcours… un ancien jésuite… renvoyé de la compagnie… avant d’avoir pu devenir prêtre… reconverti en directeur d’une école de latin pour jeunes gens issus de la bourgeoisie qui souhaitent entrer à l’université… Son nom est Franciscus Van den Enden… En réalité… on l’accuse d’athéisme… purement et simplement… Son parcours le conduira plus tard jusqu’en France… où il sera pendu en place publique en 1674… pour avoir comploté contre le roi Louis XIV… C’est un libre penseur dont l’influence sur le jeune Spinoza est capitale… car celui-ci… encore tout jeune… est en pleine formation intellectuelle… Il va trouver chez son nouveau maître… les premières armes qui lui serviront à forger son esprit… à savoir l’étude du latin d’abord… qu’il finira par maîtriser parfaitement… ce qui est essentiel car les traités de philosophie s’écrivent en latin… ce qui sera le cas de l’Ethique… Mais aussi… Van den Enden va lui transmettre tout l’héritage culturel porté par la langue latine… c’est à dire les poètes classiques de l’antiquité… ainsi que leur vision du monde… Il découvre notamment Sénèque… Lucrèce et l’épicurisme… et le stoïcisme impérial… Enfin… van den Enden… lui donne les clés pour comprendre les textes philosophiques les plus contemporains… notamment ceux de Descartes… ce qui là aussi… est d’une importance capitale… car au XVII ème siècle… on ne peut faire de la philosophie qu’à partir du philosophe français… Il est pour ainsi dire… celui qui a tout inventé… à savoir une métaphysique moderne… posant clairement le problème de la relation entre le corps et l’esprit… mais aussi tous les problèmes qui en découlent… et toutes les difficultés qu’il y a à penser… et à prouver l’existence de Dieu… Spinoza sera donc d’abord un cartésien… et en un sens il le restera même toute sa vie… tant par admiration que par nécessité de démarche… celle de la raison… Simplement…. Il deviendra un cartésien en désaccord avec le maître… jusqu’à le remettre en cause… et le contredire… par sa propre philosophie…

C’est en suivant les cours de Van den Enden… que Spinoza fera la connaissance de sa fille… la jeune Clara-Maria… alors âgée de 16 ans… et dont il tombera amoureux… C’est un détail suffisamment intéressant pour être noté… car il n’y a quasiment aucune intrusion féminine dans le vie de Spinoza… et il est fort probable qu’il ait croisé un autre jupon… ne serait-ce qu’une fois dans sa vie… Cela dit… cette courte expérience de l’amour… est aussi une profonde déception pour lui… car s’il envisage de la demander en mariage… il se trouve que la jeune femme n’est pas disposée à accepter sa demande s’il n’accepte pas de se convertir au catholicisme… ce qui pour Spinoza est tout à fait hors de question… Non pas parce qu’il vient de la communauté juive… vis à vis de laquelle il s’éloigne de plus en plus… mais surtout parce qu’il ne veut pas vivre dans l’hypocrisie… c’est à dire selon des principes en lesquels il ne croit pas… et dont il commence à contester philosophiquement les fondements… L’existence d’un Dieu transcendant… compris comme une personne… avec les mêmes passions que les hommes… amour, colère… l’immortalité de l’âme…  le Bien et le mal comme références des valeurs absolues… tout cela lui semble absurdes… et son œuvre majeure… c’est à dire l’Ethique aura justement pour objet de les remettre en cause… Alors… quand il voit que la belle Clara manifeste de l’inclination pour un rival… lequel lui offre un collier de perles… et qu’elle accepte… Spinoza dit éprouver du dégoût… et décide de partir… Simplement… au cours de toutes ces années… Spinoza est passé de l’adolescence… à l’âge adulte… Il n’est pas encore le philosophe que nous connaissons… mais il est devenu un jeune homme… doué d’une remarquable culture… Il possède les grands enjeux de la philosophie de son temps… et sur lesquels il va pouvoir intervenir… à partir du moment où il aura travaillé à la mise en forme de ses propres réponses… Et surtout… il a d’ores et déjà défini l’essentiel de ses préoccupations philosophiques… ce qui va l’occuper toute sa vie… à savoir se mettre en quête d’un bien véritable… qui ne soit pas soumis aux biens passagers comme la gloire ou la richesse… D’une certaine manière… il sait qu’il est en train de devenir philosophe… il le constate… et il déclare qu’il veut partir en quête d’un bien qu’il le remplisse de satisfaction et qu’il ne pourrait pas perdre… quelles que soient les circonstances… Et cette chose… qu’il veut et qu’on ne pourrait lui prendre… qui serait suffisante à elle seule pour remplir sa vie… mieux que ne sauraient le faire les biens matériels… la renommée… ou encore l’amour d’une jeune fille… c’est la joie… Bien sûr tout cela n’est pas incompatible… mais il observe qu’une joie véritable dans l’existence… ne peut reposer sur toutes ces choses… car cela serait prendre le risque de ne plus être joyeux au moment où on les perd… Il lui faut donc trouver une joie qui ne tiennent qu’à lui-même… et la satisfaction de son être… seul bien véritable… C’est en ces termes qu’il écrit dans l’introduction de son livre Traité de la réforme de l’entendement… petit texte qu’il ne finira jamais… et c’est bien dommage… que la joie est l’objet de sa quête… Il explique comment… tout jeune… il en est venu à se tourner vers elle… et à y voir l’objet le plus essentiel de toute vie… Ecoutons-le… « …p.38 »… Fin de citation…

Le grand problème de Spinoza… pour le dire très simplement… c’est dès le début… et jusqu’à la fin de sa vie… de comprendre les mécanismes qui conduisent l’homme à la joie… Or… si la jouissance des biens lui semble insuffisante pour atteindre une vie véritablement joyeuse… à partir du moment où le désir se donne des objets toujours différents et ne nous permet aucun repos… aucun calme… ce n’est pas pour autant qu’il faut renoncer à tout désir matériel… ni à toute jouissance… Il avoue lui-même dans le même texte… que malgré… ce qu’il dit des biens matériels… il reste dans le même temps attaché aux choses du monde… dont il n’entend pas se passer totalement… Il s’agit donc pour lui… de savoir comment jouir des biens… sans en devenir esclave… C’est ainsi que la vie du philosophe… comme on va le voir… est l’expression de cette idée… et qu’on peut parler à cet égard… de vie philosophique… Non pas parce qu’il va vivre dans une sorte d’indépendance forcée par rapport aux richesses… et qu’il ne possédera quasiment jamais rien… mais simplement parce que… s’étant tourné vers la recherche d’un bien véritable… une pure satisfaction d’exister… il ne lui manquera plus rien… Sa vie est déjà complète… pleine si vous préférez… à partir du moment où il peut exercer son esprit… et pratiquer la pensée… Pourquoi ?… Et bien simplement parce qu’une idée n’est pas… comme le dira Spinoza dans l’Ethique… une peinture muette sur un tableau… Elle est action… et à ce titre réalisation de soi… Dès lors… penser, cela revient tout simplement pour le philosophe à être à sa place… et à se réaliser lui-même… à se déployer pourrait-on dire… D’où la joie… C’est pourquoi… penser avec Spinoza ne revient jamais à subir des injonctions moralisatrices… sur la nature même de ce que vous désirez en tant qu’hommes ou en tant que femmes… Spinoza vous dit… tu préfères les richesses… la vie luxueuse… et la jouissance… et bien soit… cela ne pose strictement aucun problème… Simplement… tu réaliseras par toi-même que tu ne pourras jamais être heureux de cette façon… car tu te soumettras tout seul… aux aléas de ton propre désir… et tu verras que tu n’auras aucun contrôle sur lui… et que tu en seras même le jouet… Un jour tu voudras telle chose… et un autre… telle autre chose… et sans comprendre pourquoi… ton désir te feras immanquablement passer d’un objet à un autre… te faisant souffrir car t’interdisant toute satisfaction durable… Cette souffrance que tu ressentiras… ne seras pas le fruit d’une nature vicieuse qui serait la tienne… faute de vouloir des choses plus élevées… pas du tout… et en ce sens le désir ne doit pas en lui-même… être considéré de façon morale… mais c’est simplement que tu te trompes sur l’objet que tu attaches à ton désir… Ce n’est pas un problème moral… mais un problème de compréhension… Et si tu souffres… c’est parce qu’il te faut apprendre… non pas à maîtriser le désir comme le voudraient les moralistes… ce qui est impossible… mais plutôt à saisir son fonctionnement… Comprendre comment le désir fonctionne en toi… comme en tout homme… c’est d’une manière plus large comprendre le fonctionnement de la nature elle-même… dont tu n’es qu’une modalité… Et cette compréhension est non seulement capitale pour ne pas être le jouet de toutes les chimères moralisantes… des fanatiques notamment… mais c’est surtout l’acte fondateur de toute joie véritable dans ta vie… parce que dès lors que tu comprends comment le désir te travaille… alors tu n’a plus à t’y soumettre… Tu ne lui opposes plus de résistance… parce que c’est justement la résistance qu’on oppose à un désir qui nous fait souffrir… mais c’est simplement que le désir de tel ou tel objet inutile… cesse en toi… et s’oriente vers quelque chose d’autre… mais cette fois de plus utile… Il s’agit donc d’une liberté… permise par la compréhension rationnelle… géométrique même du désir… et qui se définit comme une joie… La joie est une puissance… comprenons une puissance d’agir… c’est un moteur qui vous met en mouvement… Et de fait… être joyeux… c’est avoir la capacité d’agir et d’entreprendre toutes choses qui vous semblait… jusque-là impossible… En un mot… c’est le bien dont il explique dans le texte que j’ai cité tout à l’heure… comment il est parti en quête… et cela aux alentours de ses vingt ans… Bref… c’est dans ces années… celles de l’enseignement qu’il reçoit chez son maître et ami Van der Lenden… que tout commence à se mettre en place… et que la figue du philosophe se dessine progressivement…

 

On comprend pourquoi… arrivé à l’âge de 24 ans… en 1656… Spinoza en vient à un point de non retour… et qu’il va devoir mettre un terme définitif à ses anciennes attaches… En quelques mois… Spinoza a perdu l’essentiel de sa famille… dont les membres sont presque tous morts les uns après les autres… ne lui laissant que sa sœur Rebecca… La mort de son père lui a laissé la charge de l’entreprise familiale… mais les dettes accumulées au fil des années… ne lui offrent aucun espoir pour la sauver… sans compter qu’il ne se sent pas vraiment une âme de gestionnaire… Enfin… la congrégation Talmud-Torah… ne cesse de l’attaquer pour athéisme… et lance la même année un herem contre lui… c’est à dire pour le dire simplement… une procédure d’excommunication… qu’il accueille avec une certaine distance… parce qu’elle lui offre l’occasion de clarifier les choses… En réalité… ces mêmes autorités religieuses lui auraient proposer une rente annuelle de 1000 florins pour cesser toute activité philosophique… et ne pas faire de vague… Mais Spinoza n’est pas homme à se laisser corrompre… Il décide donc de décliner… tout en sachant que l’affaire n’en restera pas là… Un de ses amis… le peintre Van der Spyck…. Rapporte même qu’il aurait été victime à la même époque d’une tentative d’assassinat… Un inconnu se serait approcher de lui dans la rue… et lui aurait asséner un coup de poignard… déchirant son manteau… C’est une attaque sans conséquence pour sa santé… mais tout de même… un sérieux avertissement… qui le conduira à garder ce manteau déchiré par devers lui… jusqu’à la fin de ses jours… pour ne pas oublier les risques que lui fait courir l’activité philosophique… Etre philosophe n’est pas sans danger… il le savait depuis le châtiment d’Uriel da Costa… mais il prend conscience qu’il va devoir redoubler de prudence pour sa propre sécurité… C’est pourquoi il adopte également la devise latine Caute… qui signifie littéralement « sois prudent »… et qu’il fait figurer sur son sceau… sous une rose… symbole de secret… avec ses initiales… B d S… pour Baruch de Spinoza… Spinoza… est un homme du secret… non pas de l’intrigue… mais de la prudence pour sa vie… et celle de ses amis… Et cette année 1656 marque un tournant… avec le herem prononcé contre lui le 27 juillet très exactement… dans la synagogue d’Amsterdam… et dont… pour bien saisir toute la violence… je vais vous lire le contenu… car il est parvenu jusqu’à nous et nous le connaissons mot pour mot… Comprenons bien qu’il s’agit d’une excommunication… et donc à ce titre d’un bannissement religieux… qui ne concerne pas les autorités civiles… Le voici… tel qu’il est rapporté dans la biographie… Spinoza, une vie… de l’historien de la philosophie Steven Nadler… laquelle fait aujourd’hui autorité… « … »… Fin de citation…

 

On voit que le bannissement de la communauté juive… équivaut également à une malédiction… voire à une mort sociale… et cela pour s’être rendu coupable de multiples et horribles hérésies… c’est à dire entre autres choses… avoir remis en cause l’existence de Dieu… du moins dans la forme que les religions monothéistes lui donne… c’est à dire celle d’un dieu personnel… ou si vous préférez… qui ressemble à une personne… avec les mêmes affects… voire la même apparence… Il pense également que l’âme n’est pas immortelle… que les religions n’existent que pour soumettre les âmes faibles… et en proie au désespoir… voire pour rendre les hommes encore plus malheureux…en jouant sur leurs superstitions… sans jamais faire appel à leur raison… On voit que les raisons ne manquent pas pour condamner Spinoza… d’autant que certains biographes ont pu également donner d’autres prétextes pour cette condamnation… y compris politiques… car en sacrifiant un homme comme Spinoza… la communauté dont il était issu pouvait donner des gages aux partisans de la monarchie… ce qui servait ses intérêts… Mais la réalité profonde à l’origine de cette procédure… demeure encore un mystère… L’accusation ne tient presque sur rien… juste quelques témoignages malveillants tout au plus… La réalité… c’est qu’à cette époque… Spinoza n’a encore rien publié… et s’il est mis ainsi en accusation… c’est parce que penser… représente déjà une activité subversive… Mais alors que le philosophe est normalement condamné… à quitter Amsterdam… mais il va y demeurer néanmoins… attisant toujours plus la haine des religieux à son égard… Ce n’est qu’en 1660… soit 4 ans après sa condamnation… qu’il finira par quitter la ville… pour aller s’installer à Rijnsburg… non loin de l’université de Leyde… où il va prendre des cours… et se rapprocher de plusieurs groupes de réflexion philosophiques… dont il partage les idées libérales… Il s’y forge de solides amitiés… et constitue rapidement autour de lui un véritable cercle favorable à son travail… et qui voit en lui… un penseur majeur pour la définition et la promotion… des idées de liberté et de laïcité… Certains spécialistes de Spinoza et de la pensée du XVII ème siècle… notamment Maxime Rovere… dans son livre très intéressant Le clan Spinoza… considèrent  aujourd’hui… que se sont ces échanges… qui sont au coeur de la pensée du philosophe et qui lui aurait permis d’écrire l’Ethique notamment… Sans ces collaborations avec des personnes aussi compétentes… et dont la seule intention… était de promouvoir la raison humaine de façon parfaitement désintéressée… peut-être Spinoza… ne serait pas parvenu à produire une œuvre aussi importante… Ces cercles sont donc au coeur du processus de réflexion du philosophe… et sa pensée se nourrit de celle de ses amis… dont les liens intellectuels sont autant de liens affectifs… Certains comme Simon de Vries… Jan Rieuwerttsz… Peter Balling… pour ne citer qu’eux… mais ils sont en réalité bien plus nombreux… sont la véritable famille de Spinoza… et ce sont eux qui s’occuperont de faire publier son œuvre et de la diffuser après sa mort… Ils organisent des réunions de travail… réfléchissent de leur côté à certains points essentiels de la doctrine… traduisent ses premiers textes en néerlandais… ou encore établissent des argumentaires contre les idées de Descartes… dont ils sont de fins connaisseurs… Bref… nous sommes ici… avec les amis de Spinoza… au centre d’une bataille intellectuelle européenne… dont l’enjeu n’est pas moins que de définir la modernité… Certains d’entre eux seront d’ailleurs arrêtés… et finiront en prison… Ils pensent non seulement les moyens de parvenir à la compréhension rationnelle de la nature… et donc de se délivrer des fables et des superstitions… mais aussi les modalités d’un contrat social et politique… qui permettrait l’apparition d’un Etat éclairé et bienveillant… faisant de la liberté d’expression la garantie de sa propre stabilité… Enfin… il est plus globalement encore question… de définir le réel de façon mathématique… et donc de sortir la définition de l’homme hors de la sphère de la religion… et même la notion de Dieu… conçu comme la nature elle-même… L’organisation générale de l’oeuvre de Spinoza… et notamment de l’Ethique… sera conçue de manière mathématique… et géométrique… et cela malgré tous les reproches qu’on a pu lui adressés pour cela… Comprenons que l’éthique notamment… c’est un ensemble de définitions… d’axiomes… c’est à dire de postulats qu’il serait trop long pour Spinoza… de tenter de démontrer et qu’on doit donc accepter tels quels pour la démonstration… de propositions… de scolies… d’appendices… etc.… C’est pourquoi c’est une lecture compliquée… et qui ne se présente pas exactement à la manière classique de la rhétorique… Mais alors pourquoi Spinoza fait-il cela ? Ne passons pas à côté de ce problème… car s’il n’est pas question pour nous… de parler de la doctrine elle-même ici… ce point est tout de même fondamental… Pourquoi Spinoza veut-il géométriser le réel… à commencer par Dieu… c’est à dire la nature… et ensuite l’homme… c’est à dire ce champ de forces dominé par des affects… Et bien simplement parce qu’en géométrisant la nature… c’est à dire en montrant la logique impersonnelle à l’oeuvre dans les affects que chacun ressent en lui-même… comme le désir… la joie… la tristesse… la peur… la colère… et ainsi de suite… il donne à son raisonnement la force d’une démonstration universelle… et donc implacable… Les affects ne sont pas sans raison… au contraire… ils répondent à des mécanismes… qui sont ceux de la nature… et que l’on peut comprendre rationnellement… afin de ne plus en souffrir… Tout ce qui se produit en nous… et plus largement dans la nature… est donc le résultat d’un processus rationnel… que l’on peut donner à voir à la manière de la géométrie… Tout est là… Il donne la nature à voir comme une mécanique… c’est à dire comme un ensemble de phénomènes… qui n’a rien à voir ni avec la morale ni avec le sacré… C’est le principe de raison qui est au coeur de toute la démarche… Bref… on voit à quel point l’entreprise est ambitieuse… tant sur le plan de la liberté personnelle conquise par rapport aux affects individuels… que sur celui des institutions politiques… qui en découlent… et on comprend également pourquoi… cette réflexion nous concerne directement encore aujourd’hui… sur les deux plans… Enfin… on voit aussi en quoi cette pensée… est éminemment dangereuse au XVII ème siècle…

Cette période des années 1660… jusqu’aux années 1670… est celle où Spinoza écrit le plus… Il se lance notamment dans la rédaction de l’Ethique… mais l’interrompt en 1665… pour se consacrer jusqu’en 1670… à celle du traité théologico-politique… dont l’urgence ne souffre à ses yeux aucun délai… puisqu’il s’agit de critiquer la superstition… de faire une analyse historique de la bible… et de séparer la philosophie de la théologie… C’est à cette époque également que son mode de vie s’affirme indépendamment de tout superflu… Il mène une vie sobre qui fait l’admiration de ses proches… sans pourtant renoncer à toute forme de plaisir… Il affectionne les conversations avec ses amis… et montre son caractère ouvert et aimable… toujours disposé à échangé des idées… à argumenter… tout en étant à l’écoute… C’est un Spinoza de la maturité… dont la puissance de l’esprit transparaît à travers sa manière de conduire sa vie… Il a des affects qui le traversent… et le travaillent… comme tout homme… mais sait comment les mettre à distance… et les apaiser… En ce sens… il exerce ses idées… et pratique la joie… Il donne en tous point… l’image d’un ami loyal… que l’on a plaisir à retrouver pour échanger des idées… et qui… d’un tempérament solide… sait se montrer de bons conseils… Il mène sa vie pour faire triompher ses idées… dans le désintéressement le plus total… et même si certains lui propose parfois de fortes sommes d’argent pour l’aider… il refuse… préférant garder son indépendance… qu’il considère comme un privilège… C’est notamment le cas… à deux reprises… quand en 1673… un prince lui propose une chaire de philosophie à l’université de Heidelberg en Allemagne… et surtout quand… la même année… c’est le prince de Conde en personne… grand général mais aussi intellectuel fin et brillant… cousin de Louis XIV de son état… qui lui propose de s’installer en France… et lui fait cadeau d’une pension… qu’il refuse également… Pourquoi ?… Et bien simplement parce qu’il sait bien que proposer de l’argent à un philosophe… cela revient inévitablement à le soumettre… et donc à en faire le contraire d’un penseur… c’est à dire un simple agent du régime… Alors… de quoi vit Spinoza exactement ?… s’il ne possède rien… et qu’il refuse les honneurs qu’on lui fait ?… Et bien Spinoza a un métier… il est polisseur de lentilles… c’est à dire qu’il est devenu un spécialiste… et même un spécialiste réputé dans toute l’Europe… du polissage du verre destiné à la fabrication des microscopes et des télescopes… Et cela ne peut être le fruit du hasard quand on songe que l’optique… c’est la grande aventure scientifique du XVII ème siècle… c’est à dire la découverte du monde sous l’angle de l’infiniment petit… et de l’infiniment grand… Descartes lui-même a laissé un traité sur l’optique… ou tout est faux d’ailleurs… mais où néanmoins il tente de répondre à des problématiques importantes posés aux grands esprit de son temps… L’optique… c’est tenter d’y voir plus clair… c’est vous dire si l’aventure scientifique a des tonalités en matière de philosophie… Et pour Spinoza… en particulier… l’enjeu est de vivre honnêtement d’une activité… dans laquelle il est passé maître évidemment… afin de conserver son indépendance… c’est à dire qui lui permette de continuer à penser… C’est pourquoi il s’est choisi un métier… et n’est pas devenu professeur… c’est à dire une sorte de philosophe aux ordres… Penser… c’est une exigence de liberté… qui exclut tout compromis… Et il est bien conscient que l’aventure philosophique… doit être menée dans le renoncement à ses besoins… et la fidélité à un certain nombre de principes simples… parmi lesquels figure au premier rang l’incorruptibilité… Car oui… Spinoza est un incorruptible… ce qui n’est pas la moindre de ses qualités…

 

Et pourtant… c’est précisément dans ce contexte du début des années 1670… que les choses vont s’accélérer pour le philosophe… notamment en raison d’un bouleversement politique… au sein des Provinces unies… En 1672… Louis XIV a envahi les Pays-Bas… et c’est son cousin le grand Condé… celui-là même qui proposera de l’aide à Spinoza… qui est chargé d’occuper le pays… la population rejette alors la faute de ce désastre militaire et politique… sur le compte de la république… qu’elle commence à considérer comme un régime trop faible… et par trop libéral… et sur ses dirigeants… à savoir les frères Jan et Cornelius de Witt… lesquels représentent un rempart et une protection contre les prétentions monarchiques de Guillaume d’Orange… Le 20 août 1672… alors que Jan… va faire sortir son frère de prison… les deux frères sont rattrapés par la foule et lynchés avant d’être pendus… Cet acte ignoble… ce déchaînement de haine affreux et injustifiable… va signer l’arrivée d’une monarchie déguisée et l’affaiblissement des libertés publiques… ce qui bien entendu… met Spinoza dans un état de colère qu’il n’avait jamais connu auparavant… Le philosophe Leibniz… qui avait rendu visite à Spinoza à la même époque… rapporte dans une lettre… que Spinoza aurait voulu sortir de nuit… pour placarder des affiches… sur les murs de la capitale… La Haye (où il est venu s’installer depuis 1670)… placarder des affiches avec ces mots… « ultime barbarie »… pour dénoncer ce double meurtre… Leibniz explique que les logeurs de Spinoza… l’en auraient empêcher au dernier moment… pour des raisons de sécurité… En clair… ce à quoi le philosophe assiste… impuissant… c’est le retour implacable de la tyrannie… dans laquelle le peuple tout entier se précipite… en l’accompagnant au passage… du déchaînement irraisonné de ses affects de haine… Il en frémit… car il voit s’obscurcir d’un coup le ciel de la raison… et de la concorde permise par la pensée… C’est d’ailleurs la même année… 1672… qu’il met enfin un terme à son chef d’oeuvre… L’éthique… dont il avait reporté la rédaction quelques années plus tôt… comme je le disais tout à l’heure… mais qu’il préfère ne pas publier… vu le climat de haine… que lui-même inspire toujours davantage… et auquel vient maintenant s’ajouter… celui du pays en général… La prudence… toujours la prudence… est plus que jamais une nécessité… Les temps ne sont pas encore venus… pour permettre à une œuvre aussi novatrice… de s’imposer… et à la liberté de rayonner autant dans les esprits que dans les états… Dans le même temps… il entretient une correspondance relativement abondante avec bon nombre de savants à travers l’Europe… mais aussi avec des personnages plus obscurs… avec qui il ne rechigne pas à échanger malgré les insultes… tout en répondant toujours avec calme… et même avec politesse… C’est ainsi par exemple… qu’il reçoit les lettres d’un ancien ami… un jeune étudiant du nom d’Albert Burgh… qui avait été jadis un admirateur… mais qui s’est depuis… converti au christianisme… en se laissant aller aux idées les plus radicales… Sa prose est la démonstration de la haine que Spinoza inspire à des esprits qui ont progressivement renoncé à la raison… et dont je vais lire ici un passage… issu de la lettre n°67… mais qui n’est pas unique en son genre… et que l’on peut retrouver dans le volume consacré à la correspondance du philosophe… chez Garnier-Flammarion… Burgh écrit… « … »… Fin de citation…

 

Il est difficile de dire jusqu’à quel point… ce climat de haine envers Spinoza a eu un effet sur sa santé déjà fragile… Peut-être n’en a-t-il eu aucun… mais pour autant… il est vrai qu’il ne lui reste plus très longtemps à vivre… Au milieu des années 1670… la quasi totalité de son œuvre est déjà écrite… et ne demande plus qu’à être publiée… avec toute la prudence nécessaire pour les traducteurs et les éditeurs qui s’en chargeront… Il ne lui reste plus qu’une sœur… Rebecca… qui se souciera d’abord d’un éventuel héritage laissé par son frère… qu’elle n’a pas revu depuis de nombreuses années… avant de se rendre compte qu’il ne laisse rien… à part quelques livres et de petits objets sans valeur marchande… Devant l’indigence de son frère… et le souci de devoir payer les dettes… ce qu’elle souhaite éviter… elle abandonnera toute prétention à hériter quoi ce soit… Son frère lui semble surement un être étrange et obstiné… qui a vécu sa vie… en brandissant une science qu’elle considère comme tout droit venu de l’enfer… car enfin… à ses yeux… il est toujours Spinoza le maudit… le Spinoza du herem lancé contre lui… lequel interdit à quiconque le moindre contact avec lui… Pourtant… à bien y regarder… le véritable héritage de Spinoza… ne relève pas de ce genre de valeur… Ce dont il s’agit… au-delà même de sa doctrine elle-même… dont j’ai très peu parlé… parce que ce n’est pas mon propos ici… du moins pas directement… c’est d’une façon de vivre… ou si vous préférez… d’un art de mettre ses idées en pratique concrètement… et dont Spinoza est un exemple… La vie de Spinoza… est l’exemple type d’une vie philosophique… et c’est même au-delà de sa dimension mathématique… une sagesse… à tel point que bon de nombre de commentateurs… ont pu le comparer à un sage épicurien… ce qui est loin d’être une idée farfelue… Pourquoi et qu’est-ce que cela veut dire ?… Et bien simplement que la philosophie n’a aucun intérêt… si elle ne débouche pas sur une modification de son mode de vie… et sur l’observation d’un certain nombre de principes… qui sont autant de règles de conduite… C’est quelque chose que j’avais déjà eu l’occasion de dire… mais qui ne trouve peut-être pas d’illustration plus haute que dans sa vie à lui… Le pouvoir de contrarier les affects n’est pas simplement intellectuel… La puissance de la joie… au sens de Spinoza… c’est de rayonner par la compréhension qu’on a de la nature en nous… c’est à dire de nos affects… et de notre capacité à les mettre à distance et donc à les relativiser… et sa conséquence… c’est de parvenir au-delà de la joie… à ce que Spinoza appelle la béatitude… c’est à dire une joie suprême qui est la perfection même… La joie est le premier signe… quand nous comprenons quelque chose… que nous passons à une plus grande forme de liberté… et donc elle se situe encore dans un certain rapport au temps… dans une certaine chronologie… Mais la béatitude… elle… c’est la marque de celui dont la connaissance de la nature est telle… qu’il l’observe désormais non plus dans l’écoulement de sa durée… mais dans la perspective de sa vérité éternelle… La joie… est accessible par le simple raisonnement qui permet de comprendre le fonctionnement de la nature… et pour Spinoza en effet… le savoir s’accompagne toujours d’une satisfaction… Mais la béatitude… c’est le changement de perspective… dans lequel… penser devient un mode de vie… qui n’est plus soumis aux soucis et aux aléas du monde… mais qui nous conduit à voir tout ce qui nous arrive comme faisant partie de la nature… La béatitude… c’est une expérience qui nous élève… à la vérité et à l’éternité de la nature… et sa saisie intuitive… qui nous semblait jusque-là impossible… devient dès lors une évidence… C’est comme jouer au piano les yeux fermés… le niveau de maîtrise est total… parce que le pianiste n’a plus à penser à ce qu’il fait… Il le ressent tout simplement… Ça… c’est l’effet que nous fait la vérité de la nature… quand elle s’impose à nous dans toute sa force… et qu’on a plus besoin de passer par le raisonnement pour la reconnaître… C’est ce que Spinoza appelle le 3ème genre de connaissance… après la connaissance par oui-dire… c’est à dire l’opinion… et la connaissance mathématique… celle par laquelle il faut passer… comme on l’a vu… Ce troisième et ultime genre… c’est une connaissance de la nature que Spinoza appelle intuitive… car elle consiste à ressentir les choses dans toute leur simplicité… et donc à ne plus avoir besoin de les changer… Une fois atteint ce niveau de connaissance… celui de la vraie sagesse… toute chose nous semble magnifique telle qu’elle est… et il n’y a plus aucun mal dans le monde… On peut le regarder tel qu’il est… avec amour et détachement… dans sa perfection et son éternité… sub speciae eterneatatis… pour le dire comme Spinoza… c’est à dire en latin… sous un regard d’éternité…  Il ne s’agit donc pas d’une éternité accessible après la mort… pas du tout… mais accessible ici-bas… par un changement d’approche sur ce qui nous arrive… et dès lors qu’on se met en quête de la vérité… La vie de Spinoza… c’est donc l’expérience d’une conversion du regard… C’est une vie brève… où il vécut dans la solitude et la maladie… certes… mais c’est aussi une vie pleine… et puissante… puisque vécue dans la paix… et la joie… D’une certaine manière… cette conversion à la vérité… ce changement de perspective… ne dépend que de nous… et peut-être est-ce là… la dernière chose à retenir de cet homme extraordinaire… Peut-être même… qu’au fond… à bien y réfléchir… rien d’autre… ne pourra jamais avoir… autant d’importance que cela…

 

  • Spinoza , Oeuvre complètes, La pléiade, Gallimard, 1955.
  • Spinoza, Correspondance, Flammarion, 2010.
  • Steven Nadler, Spinoza, une vie, Bayard, 2003.
  • Robert Misrahi, Spinoza, une philosophie de la joie, Entrelacs, 2011.
  • Frédéric Lenoir, Le miracle Spinoza, une philosophie pour éclairer notre vie, Fayard, 2017.
  • Maxime Rovere, Le clan Spinoza, Fayard, 2017.