Les pensées de Marc-Aurèle

Les pensées de Marc-Aurèle

Bonjour à tous et bienvenue sur Kosmos !

Avant d’en venir à Marc-Aurèle aujourd’hui… permettez-moi d’avoir une petite pensée pour les 50 000 premiers abonnés de cette chaîne… et aussi pour vous faire une petite confidence… Il y a quelques jours de cela… des amis m’ont demandé pourquoi j’étais si content d’atteindre ce chiffre… 50 000 abonnés donc… d’autant qu’à l’échelle de YouTube… ce n’était pas si impressionnant… Ils m’ont dit… qu’il existait des chaînes à 2 ou 3 millions d’abonnés… et que 50 000 à côté… c’était encore disons… confidentiel… Et ils ont raison en un sens… on peut toujours se comparer… et se dire qu’on sera satisfait quand on en sera à un million… parce que c’est là… qu’on aura vraiment réussi… Mais pour moi… un raisonnement comme celui-là… n’a strictement aucun sens… Pour moi… il ne s’agit pas que d’un simple chiffre… Il s’agit de 50 000 personnes… qui me font l’honneur de m’écouter… 50 000 êtres humains… qui ont cliqué sur le bouton d’abonnement alors que je ne leur ai même pas demandé de le faire… juste parce qu’ils ont aimé ce que j’ai dit… Quand on prend les choses de ce point de vue là… c’est à dire en clair… non du point de vue comptable… mais de celui de l’émotion… il n’y a plus d’échelle de mesure… ni de comparaison qui tienne… Il n’y a plus que de la gratitude… parce que le pari est déjà gagné… Pour moi… ce pari… ce n’était pas d’atteindre 50 000 abonnés… et heureusement d’ailleurs…. mais de voir… si je pouvais modestement apporter quelque chose aux gens sur un réseau social… et si en retour j’allais en éprouver du plaisir… Et en réalité… je m’aperçois que j’ai fait plus que cela encore… J’ai instauré un lien entre vous… et moi… un fil invisible… et c’est ce qu’il y a de plus important à mes yeux… Et avec le temps… je vous le dis parce c’est la vérité… cela a changé ma vie… Je n’aurais jamais imaginé qu’on puisse ressentir la présence d’autant de personnes en parlant face à un micro… et ce que j’éprouve… c’est plus que de la satisfaction… c’est un vrai bonheur… Pour vous dire la vérité… je suis comblé par votre présence… Alors à vous tous… un immense merci…

 

Difficile de faire une transition maintenant… alors si vous voulez bien… passons sans plus attendre à Marc Aurèle… Qui était-il exactement ?… Qu’a-t-il dit dans ses célèbres pensées ?… Et d’abord qu’est-ce que le stoïcisme ?… Pour le comprendre… il faut faire un petit détour environ 500 ans avant l’empereur philosophe… dans la Grèce du IV ème siècle avant notre ère… dans les années -300… A cette époque… Athènes a déjà perdu sa puissance politique… et sa domination sur le monde grec n’est plus qu’un souvenir… Les cités ne sont plus des états autonomes… car elles ont été conquises par l’empire d’Alexandre… rassemblées sous une même autorité politique… et elles passeront ensuite sous la domination romaine à partir du II ème siècle avant notre ère… Cette période… qu’on appelle la période hellénistique et qui correspond au 4 derniers siècles avant notre ère… c’est donc celle d’un basculement… celui d’une liberté politique permise par des cités indépendantes… à une ère dominée par de grands empires… Et dans ce contexte… on ne comprend plus la liberté d’un point de vue politique… en tant que citoyen libre d’une cité libre… mais d’un point de vue intérieur… C’est en soi-même qu’il faut trouver la liberté que le monde n’offre plus… La seule liberté qui reste… c’est donc celle de se tourner vers l’infini de son âme en quelque sorte… dans son for intérieur… pour y trouver la sérénité… et tenter d’inventer la meilleure vie possible… C’est pourquoi la question de la vie bonne… c’est à dire pour le dire simplement la vie heureuse… devient essentielle… On ne croit plus aux systèmes des grands philosophes… comme Platon et Aristote… pour qui justement… la justice… pour le premier… et la liberté pour le second… ne pouvaient être réalisées que dans le cadre d’une cité état… Alors… apparaissent des écoles de philosophie… qui chacune vont proposer des réponses à ces questions fondamentales… qu’est-ce que le bonheur ?… Comment le trouver… et ensuite le conserver ?… En clair… ce sont des questions très pratiques qui sont alors posées… et qui tendent à assimiler la philosophie… non plus à une simple création de concept… mais à un véritable art de vivre… c’est à dire… à des techniques très concrètes… pour mener sa vie… Pratiquer la philosophie… devient alors une praxis… une manière de vivre… en l’occurrence selon les préceptes développés par l’école qu’on a choisie… Penser… c’est alors réaliser des exercices précis… pour conduire sa vie… La pensée… est action… ce qui la rend d’ailleurs extrêmement séduisante… Ces écoles… ce sont l’épicurisme… le cynisme… et bien sûr le stoïcisme… lequel tient son nom du lieu même où les disciples se réunissaient… dans le quartier du portique à Athènes… Il y avait là de grandes arcades… appelées stoa en grec… et c’est pourquoi ces philosophes ont rapidement été appelés… les philosophes du portique… les stoïciens… Il faut imaginer une sorte de préau… avec un toit soutenu par des colonnes… où les disciples se réunissaient autour de maître…. à savoir Zénon de Citium… Historiquement… on distingue trois grandes périodes du stoïcisme… le stoïcisme ancien… celui des origines donc au IV ème avant notre ère… autour de Zénon son fondateur… Cléanthe qui lui succède… et ensuite… Chrysippe… On parle ensuite de moyen stoïcisme… avec Panétius de Rhodes… et Posidonius d’Apamée… au cours du deuxième siècle avant notre ère… lesquels commencent à tisser des liens avec les notables romains qui dominent déjà la région… et qui déplacent l’école… d’Athènes à Rome… Enfin… on parle de stoïcisme impérial… avec Epictète, Sénèque et Marc Aurèle… parce que ce dernier stoïcisme… se développe pendant la période de l’empire… juste avant notre ère… et ensuite surtout au cours des deux premiers siècles… Il n’est pas absurde de parler d’une continuité dans l’enseignement stoïcien… à travers toutes ces époques… même si elles présentent quelques différences… Ce qui est sûr… c’est qu’on y rencontre toutes sortes de personnalités… autant d’anciens esclaves comme Epictète… que des notables… Marc Aurèle lui-même… était empereur de Rome… de la dynastie des Antonins… et il régna pendant 19 ans… de 161 à 180… Alors qu’il est encore un jeune prince… en tant que membre de la famille des Antonins… il reçoit une brillante éducation… et se convertit très rapidement à la vie philosophique… notamment sous l’influence d’Épictète… qui restera toujours un maître pour lui… même s’il ne l’a jamais connu personnellement… Quand il accède aux plus hautes fonctions… vers 39 ans… ce n’est donc pas du tout une bonne nouvelle pour lui… car même s’il s’y attendait… il sait que désormais… il va lui falloir se détourner de la vie de philosophe… pour se concentrer sur l’action politique… Dans le même temps… en bon stoïcien… il sait que son devoir… est tout entier dans le fait de remplir le mieux possible… le rôle dont le destin l’a chargé… Et comme il est désormais à la tête du plus grand empire du monde connu… son devoir est de le servir… Faire son devoir… et en ce sens… se plier aux contraintes imposées par le destin… c’est sans doute le principe le plus essentiel de sa pensée… Pendant les 20 dernières années de sa vie… il sera donc tiraillé par les devoirs de sa charges… le fait de devoir prendre certaines décisions qui lui déplaisent comme la guerre par exemple… et celui d’aspirer à la vie philosophique… et à la sérénité… Comprenons donc bien que c’est dans ce contexte… qu’il rédige les Pensées pour moi-même… et qu’il le fait dans la langue de la philosophie… le grec…

 

Le texte en lui-même est assez simple à lire… Pourtant… les spécialistes se sont longtemps interrogés… sur l’ordre véritable des 12 livres qui le structurent… c’est à dire en réalité les 12 petits chapitres… car on y trouve bon nombre de répétitions… On a même parfois l’impression que Marc Aurèle revient sans cesse sur les mêmes choses… c’est à dire sur ses conceptions personnelles du devoir… de la mort… de la liberté… ou encore de la nature universelle… Il apparaît néanmoins… que le texte que nous connaissons… reflète bien la forme que l’auteur a voulu… En réalité… si l’on veut comprendre les Pensées de Marc Aurèle… il faut cesser d’y chercher un système philosophique précis… où tout serait parfaitement organisé et structuré selon un ordre de progression logique… Il ne faut pas y voir non plus un journal intime… et encore moins une confession… Si Marc Aurèle se répète sans cesse… et revient toujours sur les mêmes idées… c’est parce qu’il réalise sous nos yeux… un exercice… Un exercice très concret… pour travailler sur ses propres convictions… et tenter de se persuader lui-même… Même quand il est en guerre… et qu’il commande ses légions… l’empereur s’assoit à sa table de travail… et se livre par écrit… à des méditations personnelles… afin de travailler sur son âme elle-même… Il s’agit… en cherchant la formule la plus simple et la plus directe… de faire entrer son propre enseignement dans son âme… afin que celle-ci acquiert une disposition nouvelle… De la même manière qu’on travaille un muscle… par un exercice physique par exemple… il s’agit de travailler son âme… par la répétition d’un même thème… dans le but de rendre la pensée effective… et d’obtenir une transformation de soi-même… C’est ce que l’historien Pierre Hadot… notamment dans son livre Exercices spirituels et philosophie antique… ou encore le philosophe Michel Foucaut dans ses cours au collège de France… appelaient… un exercice spirituel… Il s’agit d’un exercice par lequel… on parvient à maîtriser son esprit… pour changer ses représentations… Qu’est-ce que cela veut dire ?… Et bien simplement… que tout homme… se fait une certaine idée… non seulement de lui-même… mais aussi du monde… et donc des choses qui lui sont extérieures… Tout homme… se fait une représentation des choses… Il se les re-présente… sous la forme d’une opinion… ou d’une image mentale… et donc se soumet à une forme de croyance… Or… cette représentation est toujours subjective… parce qu’elle est toujours liée à ce qu’est l’individu… à son point de vue… son éducation… son histoire… bref… à tout ce que le constitue en tant qu’individu… Et en ce sens… la représentation qu’il se fait d’une chose… est toujours plus ou moins éloignée… de ce qu’est la chose elle-même… Kant dirait lui… la chose en soi… Marc Aurèle est parfaitement conscient de ce décalage… Dès lors… tout son travail consiste dans les Pensées… à appliquer l’un des principes fondamentaux qu’il a retenu d’Épictète… à savoir faire la distinction… entre ce qui dépend de nous… et ce qui ne dépend pas de nous… Or… qu’est-ce qui ne dépend pas de nous ?… Les aléas de la vie… la maladie… les accidents… la mort elle-même… Et inversement… qu’est-ce qui dépend de nous ?… Réponse… nos pensées… et donc justement… nos représentations… Sitôt que vous changez vos représentations… vous changez votre rapport au monde… et celui-ci vous apparaît sous un autre angle… Cela ne veut pas dire que la mort cesse d’exister… mais plutôt qu’on ne la considère plus… sous son aspect le plus personnel… sa mort à soi… mais sous l’angle plus large… et donc plus juste… de la nature… Et ainsi… on en souffre moins… Pourquoi ?… Et bien simplement parce qu’en pratiquant une telle technique… on ramène la chose sur laquelle on médite… de son point de vue personnel… à ce qu’elle est du point de vue… impersonnel de l’univers… Or… de ce point de vue là… les choses… sont toujours minuscules… et insignifiantes… Dans le contexte de l’univers… tout événement… qui nous paraît dramatique quand on le regarde subjectivement… c’est à dire par rapport à nous et à notre propre existence… apparaît dans sa dimension véritable… négligeable et sans importance… On relativise… on remet les choses à leur place… ce qui est en effet… une thérapie de l’âme assez efficace… car on passe de la démesure du point de vue personnel… à la mesure… permise par la prise en compte de la totalité… Il s’agit donc d’instaurer une harmonie intérieure… qui est la seule chose sur laquelle je peux vraiment travailler… Encore une fois… ce qui intéresse Marc Aurèle dans les Pensées… c’est d’abord et avant tout… de se livrer à cet exercice spirituel… En ce sens… il reprend les principes fondamentaux du stoïcisme… notamment ceux d’Épictète… et se livre à un exercice qui existait déjà avant lui… Pour le dire très simplement… la clé de la vie bonne… consiste essentiellement à ne pas se laisser envahir par de fausses représentations… mais de ne donner son assentiment qu’aux jugements les plus adéquates… c’est à dire en un sens… les plus impersonnels… D’une certaine manière… il s’agit de pratiquer un doute permanent… une remise en cause de tout ce qu’on croit savoir… comme le fera Descartes au XVII ème siècle… mais pas seulement pour découvrir la vérité sur le plan théorique… mais pour en ressentir les effets… directement en soi-même… c’est à dire l’autonomie et la sérénité du sage… Pour autant… ne croyons pas que Marc Aurèle se contente de reprendre les enseignements d’Épictète… sans rien y ajouter… Car en l’occurrence… il se distingue… en insistant sur un élément qui était déjà dans le stoïcisme ancien… mais qui devient essentiel chez lui… la notion de nature universelle… De quoi s’agit-il ?…

 

D’une manière générale… le fondement du stoïcisme… on l’a vu… consiste à discipliner son désir… pour se concentrer sur ce qui dépend de nous… Mais plutôt que se limiter à une simple doctrine du désir personnel… Marc Aurèle insiste sur les rapports que chacun… doit entretenir avec la nature universelle… Il ne s’agit pas seulement pour lui… de faire ce qu’on appellerait aujourd’hui du développement personnel… c’est à dire de valoriser son petit moi… mais au contraire… de maîtriser ses pensées… pour mieux s’inscrire dans une vision beaucoup plus large… qui est celle de l’univers… et donc d’une totalité… dont tout être vivant est une partie… Tout être vivant… s’inscrit dans un ensemble plus grand que lui… et qui forme une unité… Chacun y trouve sa place conformément à un ordre qui lui préexiste… et qui est continuellement en mouvement… C’est en ce sens… que Marc Aurèle décrit la nature universelle… et qui est à ses yeux la seule  véritable divinité… Dieu et la nature… c’est la même chose… ce qui est bien sûr identique à ce que dira plus tard Spinoza… C’est pourquoi… la nature étant la condition même de toute vie… il faut lui donner son assentiment… sans chercher à en déplorer les effets… tout simplement… parce que pleurer devant la réalité de la nature… est inutile… Les effets de la nature pour l’individu… comme la mort par exemple… ne nous apparaissent comme des aspects négatifs… que dans la mesure où nous continuons à les regarder en fonction de nous… Mais une fois… que ce travail de changement de perspective est engagé… c’est la nature elle-même qui se dévoile… dans toute sa dimension impersonnelle… laquelle est affect… et donc plus équilibrée… Autrement dit… il ne s’agit pas juste de revenir à une vision qui nous réconforte personnellement… mais de se hisser au niveau de la compréhension de la nature elle-même… dont il faut tout accepter… puisque de toute façon… nous n’avons pas le choix de faire autrement… Le sage est donc celui qui adhère à l’ordre commun… et qui se réjouit de vivre selon sa nature… et selon la nature universelle… Il faut imaginer le mouvement de la vie… comme un fleuve… dans lequel le sage s’inscrit… sans chercher à contredire le courant… L’univers tout entier est pris dans un mouvement qu’il faut accepter… car celui-ci n’est pas lié au hasard… mais relève au contraire de la raison… Pour Marc Aurèle… il y a une intelligence divine à l’oeuvre… une providence… et qui poursuit ses desseins… à travers le mouvement du monde… Même si nous ne pouvons rien en savoir… nous devons nous y inscrire… en participant au mouvement… Ce n’est pas une intelligence transcendante… et donc extérieure au monde… C’est une intelligence qui est la nature elle-même… Là est la différence fondamentale entre l’épicurisme et le stoïcisme… celle qui va déterminer leurs trajectoires respectives… Quand l’épicurisme considère que tout dans l’univers est l’effet du hasard… le stoïcisme… pense au contraire que tout y est organisée par une intelligence divine… Or… dans le premier cas… s’il n’y a que du hasard dans l’univers… alors cela veut dire qu’il n’y aucun devoir à respecter… et que seul le plaisir est le but de l’existence… C’est ce que pensent les épicuriens… et cela représente d’ailleurs une véritable contre-culture pour un grec ou un romain… A l’inverse… et comme le pense Marc Aurèle… si tout est organisé selon une raison divine… alors cela signifie qu’il faut s’y soumettre… et donc régler sa raison particulière… sur la raison du dieu… Le devoir de tout homme est de lui obéir… chacun à la place qui est la sienne… et ainsi… de vivre selon la vertu… c’est à dire de se régler soi-même… sur l’harmonie universelle de la façon la plus rationnelle qui soit… Etre vertueux… cela consiste à se conformer à un principe cosmique… c’est à dire… à l’ensemble des lois de l’univers… On voit encore une fois… qu’on est loin du développement personnel… et pourtant… dans le même temps… c’est ce qui… toujours selon Marc Aurèle… conditionne le bonheur de chacun… Pourquoi ?…

 

Et bien parce que le bonheur n’est pas considéré… ni par les stoïciens en général… ni par Marc Aurèle en particulier… comme quelque chose de privé… que l’on invente au gré de son imagination personnelle et de son désir… Ce n’est pas ici… ce que Kant appellerait de façon très moderne… « un idéal de l’imagination »… C’est d’ailleurs toujours sur le modèle de Kant que nous le définissons nous… Mais pour les stoïciens… la vie bonne se trouve dans l’alignement avec le cosmos… Qu’est-ce que cela veut dire exactement ?… Et quelle forme cela prend-il… de manière concrète ?… Pour Marc Aurèle… il s’agit de se retirer en soi-même… dans son asile intérieur… une forteresse… une citadelle… que rien ne peut venir ébranler… Il s’agit de se retirer du monde… pour retrouver à l’intérieur de nous-mêmes… non pas ce qu’on considérerait aujourd’hui comme le coeur de sa subjectivité… et de son identité propre… mais au contraire… un infini… ou tout penchant personnel s’efface… On ne revient pas ainsi vers le moi… mais vers le soi… L’infini intérieur… c’est en ce sens la porte d’entrée vers l’infini du cosmos… laquelle nous ouvre la voie au calme… et à la sérénité… Là encore de nombreux exercices de méditation étaient possibles… même si… toujours selon Pierre Hadot… nous en avons perdu la trace faute de sources… Mais nous savons néanmoins que des exercices spirituels de concentration… étaient bel et bien pratiqués… Pour Marc Aurèle… cela passait essentiellement par l’écriture… En ce qui le concerne… on peut parler d’un stoïcisme qui vise l’éternité… face aux vicissitudes… et aux aléas des réalités extérieures… Il s’agit de prendre du recul par rapport au monde… pour mieux retrouver l’équilibre cosmique tout entier… en soi-même… au coeur de son intériorité… L’enjeu… c’est donc la paix intérieure… Il s’agit de ne plus être soumis aux agressions du monde… comme de ne plus avoir peur des réalités de la nature… dans leurs dimensions les plus négatives pour nous… Cela marchait-il concrètement ?… Pour ce que nous en savons… Marc Aurèle explique que oui… Simplement… comprenons bien que cette paix intérieure… ce n’est pas quelque chose que l’on acquiert définitivement et une fois pour toutes… Elle fait l’objet d’une pratique constante… d’exercices réguliers… et ainsi… on doit comprendre que la vie philosophique est pratique… qu’elle concerne l’action… et donc qu’elle demande des efforts sur soi… voire un engagement… comme toute pratique spirituelle au sens large… Selon Marc Aurèle… c’est ainsi qu’on fait de son âme… une citadelle imprenable… Rien ne peut venir la perturber… car elle est renforcée dans ses principes… Encore une fois… notre disposition intérieure… est la seule chose qui dépende vraiment de nous… et sur laquelle nous ayons un réel pouvoir… Il s’agit donc d’y instaurer une harmonie… qui une fois qu’elle sera réalisée… sera à l’image de l’harmonie universelle de l’univers… Le sage… en tant qu’il a réalisé cet équilibre… est en ce sens… en lui-même… un microcosme…  à l’image de macrocosme de l’univers… Mais ne soyons pas dupe… trouve un équilibre… c’est aussi toujours… faire des efforts pour le garder… L’équilibre est toujours en déséquilibre… Et Marc Aurèle est un homme comme n’importe quel autre… au sens où il se prend lui-même dans ses contradictions… Il sait que ce qu’il ressent comme une vérité profonde le lundi… il cesse de le ressentir le jour suivant… Il continue de douter… d’avoir peur devant les réalités de l’existence… et il sait… puisqu’il le dit lui-même… qu’il ne parvient toujours pas à être un sage… et donc… que l’équilibre est plus dans le chemin qu’il emprunte… que dans un état à atteindre… C’est en pratiquant la méditation philosophique… par l’écriture notamment… qu’il parvient à quelque chose… et à maîtriser ses craintes… Que craint-il exactement… lui qui est empereur ?… La mort… comme tous les hommes…

 

Et c’est pourquoi la question de la mort devient si essentielle dans son texte… puisqu’à la fin des fins… c’est vers elle… que convergent tous les soucis de moindre importance… tous les tracas… que l’on peut rencontrer dans l’existence… Les passions qui nous dévorent… ont toujours la mort pour point de fuite… pour ligne d’horizon… puisqu’il s’agit de notre finitude… et donc de notre condition dans toute son imperfection… La pensée de Marc Aurèle… est donc autant une pratique du détachement… qu’une préparation à la mort… Or… si toute l’approche de Marc Aurèle consiste à travailler sur ses propres représentations à travers un exercice d’écriture… comme je le disais tout à l’heure… alors comment en vient-il à considérer la mort ?… Pour lui… non seulement il faut la penser comme faisant partie de la nature… puisqu’aussi bien… mourir n’est pas un scandale en soi… c’est le destin de tout être… (peut-être les circonstances particulières dans des cas bien précis peuvent être considérées comme scandaleuses… mais pas la mort elle-même)… mais surtout… dit-il… il faut la considérer comme utile… C’est le mot qu’il emploie… Pourquoi utile ?… Pour le comprendre… il faut garder à l’esprit que les écoles philosophiques qui viennent après Platon… considèrent… que toute réalité est essentiellement physique… et en ce sens l’âme elle-même… c’est quelque chose de physique… au sens matériel du mot… En clair… l’âme… tout comme le corps… est un agglomérat d’atomes… Il n’est donc pas question d’imaginer la survie de l’âme… après la mort du corps… Pour Marc Aurèle… l’âme disparaît… Simplement… les atomes qui la composent… se fondent dans le grand tout… Ils se dispersent… pour donner naissance à autre forme de vie… Et donc… la mort est utile pour lui… entendons bien celle des individus… au sens… où elle est une étape nécessaire… pour que le cosmos puisse se régénérer… et donner naissance à quelque chose de nouveau… Encore une fois… il s’agit toujours de voir les choses du point de vue de la nature… et non à partir des attentes ou des peurs de l’individu… car celles-ci ne sont rien en tant qu’elles ne font que passer… Ce qui reste… ce qui demeure… c’est l’univers lui-même… dont les individus ne sont que des parties qui se forment de manière passagère… et qui se décomposent… pour laisser la place à d’autre et ainsi de suite… L’univers demeure… mais en tant qu’il n’est pas figé… et qu’il est pris dans un mouvement qui ne prend jamais fin… L’utilité est ici à comprendre pour le tout… La mort est utile à la totalité des choses… Il est utile que les individus naissent… grandissent… vivent… et disparaissent… La question du sens d’une vie individuelle est donc à comprendre en fonction de quelque chose qui ne dépend pas de soi… C’est donc à chacun de s’accorder sur le sens général du monde… sans quoi on sera toujours malheureux… Pour Marc Aurèle… chacun doit considérer sa vie… non pas en fonction du temps qu’elle va durer… mais en fonction ce qu’il en fait… En l’occurrence… la seule manière de vivre… est de se concentrer sur le présent… car d’une part le passé n’est plus… donc à quoi bon s’y attarder ?… et l’avenir est incertain… puisqu’il n’est pas encore… La seule chose qui soit là… c’est l’instant présent… On retrouve donc une vision très classique de la vie bonne… comme pour tous les auteurs antiques… mais qui sera ensuite reprise… par d’autres… comme Montaigne… quand il dira qu’il faut vivre à propos… Vivre à propos… c’est encore une fois vivre tout de suite… ici… et maintenant… et vivre chaque journée… comme si c’était la dernière… pour lui reconnaître sa saveur… car chaque journée est magique en réalité… sauf qu’on ne le voit pas… Et en ce sens… on comprend la simplicité d’une telle position… puisqu’il s’agit d’ouvrir les yeux sur ce qui est là… et de se réjouir… c’est aussi simple que ça… mais dans le même temps… l’insondable difficulté que cela représente dès qu’on cherche à le faire… puisque le temps ne s’arrête jamais… que l’univers est en mouvement… comme je le disais… et qu’à partir de là… saisir l’instant qui ne cesse de nous échapper… exige en réalité un effort… et même un entrainement très particulier… Ou si vous préférez… apprécier ce qu’on a sous les yeux… cela s’apprend… et même… cela peut être l’objet d’une vie… savoir s’en tenir à l’instant présent… quand précisément l’essence même de chaque minute… est de s’écouler… et de laisser place à la suivante… Dans le même temps… tenter de le faire… se livrer à ce petit exercice d’attention au présent… c’est du même coup… oublier la mort… et faire entrer l’instant qui passe… dans une forme d’éternité… Là encore… l’enjeu… c’est toujours la paix intérieure… puisque quand on se concentre sur le moment présent… on ne pense plus à soi… ni à ce qui peut nous atteindre…

 

On voit qu’au fond… il s’agit toujours d’appliquer le principe stoïcien qui consiste à changer ses propres désirs et ses propres représentations… c’est à dire se changer soi-même… et même se perfectionner… plutôt que de chercher à changer l’ordre du monde… ce qui est étonnant de la part d’un homme politique… et en l’occurrence d’un empereur… Car que reste-t-il de l’action… dès lors qu’on renonce à changer le monde ?… Et simplement… celle-ci est-elle encore possible… à partir du moment où l’on préfère se retirer en soi-même… pour ne plus être atteint par ce qui nous est extérieur ?… En réalité… pour tout stoïcien… pas seulement pour Marc Aurèle… la paix intérieure n’est pas incompatible avec l’action… Au contraire même… elle est le préalable indispensable à toute action adéquate… et même à toute action juste… Avoir la représentation la plus ajustée des choses… et de soi-même… c’est en ce sens… ce qui permet d’agir comme il convient… Mais alors justement… allons plus loin dans ce cas… qu’est-ce qu’agir comme il convient ?… ou encore formulons-le de cette manière… comment convient-il d’agir ?… Réponse de Marc Aurèle… agir pour faire le bien… Voilà qui est fondamentalement moral… vertueux comme je le disais tout à l’heure… car si aucun mal ne peut venir de la nature elle-même… il en découle qu’aucun mal ne peut venir non plus… de celui qui vit en harmonie avec la nature universelle… Et il est difficile d’imaginer un homme qui… tout en étant en paix avec lui-même… chercherait dans le même temps… à nuire aux autres… Il faut donc comprendre les choses très simplement ici… vivre en harmonie avec l’univers… c’est par là même… être en paix avec soi-même… et par voie de conséquence… s’appliquer à faire le bien autour de soi… Il n’y se saurait y avoir  d’harmonie dans le monde… sans le bien moral… Se fonder soi-même… sur l’ordre de la nature… quand on est un homme… un être humain… c’est donc… explique Marc Aurèle… faire bon usage de la raison… C’est prendre soin de soi-même et de l’autre… La vertu… c’est donc la bonne disposition de l’âme… qui nous fait faire le bien… et qui donc nous rend heureux… La pratique de la vertu… c’est la clé du bonheur… pour les stoïciens… Et ainsi… le stoïcisme… est bel et bien une philosophie de l’action… de l’action vertueuse… puisqu’il s’agit… sans vouloir le changer… d’intervenir dans le monde… au moyen de la raison… et dans les limites de ce qu’il humainement possible… et dans le but de faire le bien… Par extension… au-delà de l’action individuelle… le sage a le devoir de s’engager politiquement… et donc de faire le bien au-delà de son entourage… là encore à la différence de l’épicurisme qui ne s’occupe jamais de politique… Il a pour devoir… de répandre au-delà de lui-même… la paix qu’il porte en lui… ce qu’il cherche à faire bien sûr… en tant qu’empereur… Le philosophe… cherche la paix pour lui-même… mais c’est une paix intérieure qui a vocation à s’étendre à la totalité du monde… Et donc le philosophe est fondamentalement philanthrope… Il aime l’humanité et cherche à faire son bien… en faisant coïncider les relations entre les hommes… entendons tous les hommes… pas seulement les Romains… avec l’ordre de l’univers… Ou si vous préférez… il s’agit de faire du monde une cité universelle… qui soit à l’image de l’univers… C’est ce qu’on appelle le cosmopolitisme stoïcien…

 

Consentir à ce qui nous arrive… se comporter avec justice envers les autres hommes… travailler sur ses représentations intérieures… telles sont les clés du stoïcisme de manière générale… L’enjeu plus particulier des Pensées de Marc Aurèle… consiste… quant à lui… à trouver la paix intérieure par un exercice approfondi sur soi-même… Mais comprenons bien qu’en se livrant à cet exercice… il nous invite également à le faire nous-mêmes… Il nous invite à devenir philosophe… c’est à dire à agir concrètement sur nous-mêmes… car la philosophie n’est pas qu’une simple création de concept… éloignée du réel… mais un art… Comme il le dit dans le texte que je vais vous lire maintenant… avant de vous quitter… elle est une technique dont le but… est de nous permettre de mieux vivre… et de préserver ce qu’il appelle « notre dieu intérieur »… c’est à dire cette parcelle de divinité que nous possédons en nous… et qui est comme un échantillon de la nature tout entière… ce qu’on pourrait également appeler notre âme… Il faut la préserver de tout esclavage… et veiller à ce qu’elle ne soit pas contaminée par de mauvaises pensées… qui pourraient la détruire… Dans ce texte… il commence par écarter tous les faux biens les uns après les autres… et les renvoie à leur insignifiance… pour dire finalement que la philosophie… est la seule chose qui puisse préserver notre âme… et donc la seule manière de vivre en paix… la seule chose qui puisse nous aider à accepter tout le reste… c’est à dire le monde comme il va… et surtout notre propre finitude… Nous sommes au livre II… paragraphe 17… « … »…

 

Merci à tous et à très bientôt sur Kosmos !

L’éthique de Spinoza

L’éthique de Spinoza

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« Par cause de soi… j’entends ce dont l’essence… enveloppe l’existence »… C’est par ces mots… que Spinoza commence son éthique… Et à vrai dire… ces mots sont à ce point obscurs… que celui qui les découvre pour la première fois… est forcément saisi d’effroi par l’ampleur de la tâche qui l’attend… Lire l’éthique… c’est une épreuve… et même un défi… L’un de ces défis… dont on n’est jamais vraiment sûr d’en venir à bout… Et de fait… c’est un livre qui exige de son lecteur… un effort considérable… Cela peut prendre des années pour le finir… et surtout pour le comprendre… D’une certaine manière… c’est un livre qui ouvre une porte… plusieurs portes même… et qui les referme aussitôt sur celui ou celle… qui n’aura pas le courage de persévérer… C’est un livre qui choisit ses lecteurs… et qui n’offre ses trésors… parce qu’on peut bel et bien parler de trésor… qu’à la fin… c’est à dire à ceux… qui auront su le mériter… Pourtant… c’est aussi un livre… qui une fois qu’on a passé le seuil… et qu’on est entré dans sa compréhension… ne nous lâche pas… et vers lequel on revient régulièrement… comme vers un ami… Une fois qu’on le comprend… il nous comprend lui… en retour… et même il nous fait beaucoup de bien… Je me revois moi-même… il y a des années… après une rupture amoureuse… une rupture particulièrement pénible… incapable de trouver le sommeil… et trouver dans l’éthique… des explications à mon malheur… et du réconfort pour soulager ma peine… Spinoza… c’est un vieil ami… qui nous explique… que rien de ce qu’il nous arrive… n’est à déplorer… qu’il n’y a aucune négativité dans la nature… et qu’il faut toujours voir les choses sous le regard plus haut… de la nécessité… l’Ethique… c’est un guide… un plan géométriquement parfait… une carte… efficace et précise… pour mener sa vie… Mais alors… comment entrer dans cette œuvre… si difficile… quand on la voit encore de l’extérieur… et qu’on aimerait bien selon le mot de Spinoza lui-même… comprendre ?…

 

Pour ce faire… il faut garder à l’esprit que l’Ethique… c’est d’abord le projet d’une vie… celle de Spinoza lui-même… Il le rédigea sur une période de plusieurs années… de 1661 à 1675… et n’en verra pas la publication… en 1677… puisque celle-ci interviendra juste après sa mort… En réalité… l’Ethique… correspond à l’aboutissement d’une démarche… A l’origine… il y a d’abord un autre livre… inachevé celui-là… intitulé Traité de la réforme de l’entendement… dans lequel Spinoza se posait simplement la question de savoir comment… et en vue de quel bien… il devait mener sa vie… Il énumère alors tous les biens qu’on peut posséder… comme les honneurs… la jouissance… et l’argent… et admet tout de suite… qu’à l’image de tous les autres hommes… il n’a aucune envie d’y renoncer… Simplement… il considère que mener sa vie uniquement en vue de ces biens-là… serait une erreur… car il est tout à fait possible de les perdre… Il observe que ce ne sont là que des biens périssables… L’enjeu pour lui… est donc de définir… quel serait un bien véritable… dans le sens où il ne pourrait pas être perdu une fois acquis… et qu’il pourrait nommer un souverain bien… Par souverain bien… comprenons donc… un bien… à tel point au-dessus de tous les autres… qu’il serait à la fois éternel… et qu’il suffirait à nous contenter… à nous apporter de la joie de façon continue chaque jour de notre vie… et de telle manière que nous n’ayons même plus besoin… ni des honneurs… ni de la volupté… ni de l’argent… Mais qu’est-ce qui peut remplacer cela concrètement ?… Et qui pourrait renoncer au confort… aux plaisirs de l’amour… et à la gloire… même s’ils sont vains et futiles ?… D’une certaine manière… on pourrait se dire… à bon droit… que Spinoza nous en demande beaucoup trop… et que peut-être même… il ne s’agit là que d’un beau discours de philosophe et rien de plus… De même… on est d’autant plus déconcerté… quand Spinoza définit le souverain bien… comme la connaissance… Et en effet… on est surpris… car on ne peut s’empêcher de se demander… très concrètement… comment la connaissance pourrait contrebalancer tous les autres biens ?… Comment la connaissance… pourrait-elle nous satisfaire de manière aussi intense ?… Comment pourrait-elle avoir le pouvoir de nous transformer et de nous rendre joyeux ?… et même de nous permettre de vivre une vie parfaite ?… Or… c’est précisément pour répondre à ces questions… que Spinoza va se lancer dans l’Ethique… et qu’il va construire une démonstration dotée d’une architecture géométrique… avec des parties… des définitions… des propositions… des scolies… des lemmes… et le tout organisé selon un enchaînement strict et parfaitement rationnel… L’Ethique… c’est sans doute le sommet de la philosophie rationaliste… Simplement… il ne s’agit en rien d’une démonstration déconnectée de la réalité… mais justement d’un retour à ce qui constitue le réel… et partant… d’un chemin pour savoir mener sa vie… C’est d’ailleurs pourquoi cela s’appelle simplement… Ethique…

 

Comprenons bien ici… que l’Ethique… ce n’est pas la même chose que la morale… Quand la morale… consiste à définir des valeurs absolues et des commandements… auxquels il faut obéir sans discuter… Une éthique… c’est au contraire une manière de choisir ses propres valeurs par soi-même… et par le seul exercice de son esprit… En clair… une éthique… c’est un art de vivre… une technique pour savoir comment mener sa propre vie… non pas en vue d’un bien absolu… mais en vue de ce qui est bien pour soi… ce qui est à la fois plus raisonnable et plus réaliste… mais sans tomber non plus dans le relativisme… Il ne s’agit plus de savoir ce qu’est le Bien et le mal… compris comme des valeurs universelles… mais de comprendre… ce qui est bon ou mauvais… pour soi… A terme… l’enjeu… est de savoir orienter sa vie… vers ce qui nous permettra de nous épanouir… et de ressentir de la joie… et dans le même temps à l’inverse… d’éviter tout ce qui pourrait nous faire ressentir de la tristesse… et donc nous amoindrir… voire nous détruire… Il faut donc comprendre… que l’éthique… propose une philosophie pour la conduite de l’existence… Or… tout le problème des hommes… constate Spinoza… c’est qu’ils peuvent très bien savoir au fond d’eux-mêmes… ce qui est bon pour eux… et dans le même temps… préférer quand même… aller vers ce qui est mauvais… Et cela… comme s’ils étaient irrémédiablement attirés… par des choses qui les réduisaient à la servitude… L’exemple du tabac… ou celui de l’alcool… qui plus exactement celui donné par Spinoza lui-même… sont ici parmi les plus évidents… pour bien comprendre de quoi il s’agit… Comme disait Ovide… « je vois le meilleur… je l’approuve… et pourtant… c’est le pire que je fais »… Fin de citation… En clair… faire le pire… c’est donner son assentiment à ce qui est mauvais pour soi… et donc… à coup sûr… se vouer à la tristesse… et à terme à la destruction de soi…

 

Si les hommes agissent de cette manière… en donnant leur assentiment à ce qu’il y a de pire pour eux… c’est que la connaissance qu’ils ont des choses… est presque toujours inadéquate… mutilée… incomplète… D’une manière générale… Spinoza considère que… ce que les hommes tiennent pour des connaissances… sont en réalité… de l’ignorance pure et simple… En un mot… les hommes sont ignorants de naissance… ils se trompent quasiment sur tout… Mais pire encore… certains trompent les autres… et notamment ceux qui… en toute probité intellectuelle… tentent d’accéder à la connaissance… Dans le viseur du philosophe… il y a tous les fanatiques… qui expliquent tout… le monde… l’univers… la nature… par Dieu… et la divine providence… Pour Spinoza… dire que le monde existe… parce que c’est Dieu qui l’a voulu… c’est l’asile de l’ignorance… c’est à dire… le dernier refuge de ceux qui ne veulent pas avouer qu’ils ignorent tout des véritables causes de l’existence du monde… Or… Spinoza ne veut pas se soumettre aux mensonges qu’on lui présente comme des vérités… Il s’agit donc d’emblée de redéfinir l’idée de Dieu… dans un sens différent de celui des religions… Spinoza nous explique… que le monde dans sa totalité… ne tient pas son existence d’une volonté divine extérieure à lui-même… Il n’y a pas de Dieu en dehors de la nature… et on comprend pourquoi il n’a pas publié son livre de son vivant… lui qui subissait déjà les menaces des fanatiques… et a failli mourir assassiné… Il n’y a pas de dieu extérieur au monde… et qui serait doué comme un homme… d’une volonté… De même… Dieu n’est pas à comprendre comme une sorte de roi au pouvoir absolu… Ce sont les hommes qui lui ont donné cet aspect… avec une volonté… et un soit-disant pouvoir de faire telle ou telle chose… ou au contraire de ne pas les faire… D’une manière générale… les hommes ont une conception anthropomorphique de Dieu… Mais en réalité explique Spinoza… Dieu est une puissance impersonnelle… qui n’a aucune volonté particulière… Pour Spinoza… Dieu c’est la nature… Deus sive natura… dit-il en latin… ce qui signifie littéralement Dieu ou la nature… pour renvoyer l’un à l’autre… et inversement… Il n’y a pas d’autre Dieu que la nature elle-même… Pourquoi la nature est-elle divine ?… Et bien d’abord parce que les lois qui la définissent sont valables de toute éternité… elles sont éternelles… Elles ne changent pas… elles ne sont pas soumises aux époques… Ensuite… parce que la nature est un principe… qui non seulement se produit lui-même… mais aussi produit tout ce qui existe… Il ne s’agit pas d’un pouvoir… au sens politico-juridique… mais d’une puissance… en acte… qui réalise tout ce qu’elle est capable de réaliser… et cela sans s’arrêter… sans cesse… Cela signifie que si la nature produit des êtres… ce n’est pas parce qu’elle a décidé de le faire… et qu’elle en a l’autorité… mais parce que c’est son essence même de produire… Elle est puissance… Enfin… parce que la nature… c’est la nécessité même… Elle ne peut pas ne pas être… De même… tout ce à quoi elle donne naissance… ses conséquences… sont également nécessaires… en tant qu’elles sont conséquences de sa puissance en acte… laquelle se déploie à tout instant… La question de savoir pourquoi le monde existe par exemple… n’a aucun sens pour Spinoza… Le monde existe parce qu’il ne peut pas en être autrement… Il est la conséquence de la puissance même de la nature… qui est cause de toutes choses… Et ainsi… on peut voir toute chose singulière… sous l’aspect de l’éternité de la nature… Toute chose possède en elle-même une part de cette éternité… Prenons un exemple ici pour bien comprendre… si vous regarder une chose dans la nature… disons un arbre… pour Spinoza… vous pouvez le regarder sous deux angles différents… deux points de vue… Le premier point de vue… c’est son aspect provisoire… Tout être et toute chose au sein de la nature est provisoire… fini… et mortel… Son existence est limitée… et il est voué à mourir et à disparaître… Mais à côté de ça… vous pouvez voir cet arbre sous un autre angle… c’est à dire cette fois… comme une modalité de la nature tout entière… Il est une partie de la nature… Et de ce point de vue là… cet arbre… ne pouvait pas ne pas être… Il était nécessaire qu’il apparaisse à cet endroit-là… et qu’il prenne cette forme précise… parce qu’il est le produit de toutes les causes qui l’ont déterminé… Et en ce sens… il s’inscrit dans le cadre beaucoup plus large… et éternel de la nature… qui elle… ne disparaît jamais… Tout le propos de Spinoza… est donc de dire… qu’il y a de l’infini… dans le fini… de l’éternel… dans tout être singulier… et donc dans tout ce que la nature produit… dans tout ce à quoi elle donne naissance… Tout être… est à la fois fini… et infini… selon l’angle sous lequel on le considère… Fini du point de sa singularité… infini du point de vue de la nature dont il fait partie…

 

Pour le dire très simplement… la nature… c’est un principe d’intelligibilité… c’est à dire… ce par quoi… on peut comprendre tout le reste… Jusque-là… ce principe d’intelligibilité… c’était le dieu des religions… Avec lui… c’est la nature qui est Dieu… Spinoza dit… qu’elle est la seule substance qui existe… Expliquons ce que cela veut dire ici… Une substance… c’est un mot qui vient du latin… sub-stancia… qui signifie littéralement… ce qui tient par en-dessous… comme un support si vous voulez… Quand Spinoza dit que la nature… est la seule substance… cela veut dire… que rien ne vient au monde par hasard… ou tout seul… Rien ne tient tout seul… indépendamment de la nature… Tout fait partie de la nature… et apparaît en fonction d’elle… à travers un enchaînement de causes… dont une chose… n’est que l’effet… Rien n’existe… qui soit en dehors de la nature… Pour reprendre sa terminologie… toute chose se définit comme un mode de la nature… c’est à dire… si vous préférez… une manifestation de la nature… L’homme est un mode de la nature… les animaux sont d’autres modes… les végétaux d’autres modes encore… et ainsi de suite pour une infinité de modes… dont nous ne connaissons même pas l’existence selon Spinoza… Tous ces modes… sont des manifestations… des formes… d’une seule et unique substance… la nature… Et ils apparaissent encore une fois… en fonction de causes précises… La plupart du temps… nous ignorons la totalité des causes à l’origine des choses… Elles nous échappent… mais elles sont bien réelles… La nature… ce n’est rien d’autre que la somme de la totalité des causes… de l’ensemble de ce qui existent… le système solaire… les planètes… les étoiles… les hommes… les animaux… et ainsi de suite… Or… pour Spinoza… tout ce qui existe… en tant que partie de la nature… est du même coup… parfaitement nécessaire… c’est à dire que tout ce qui existe ne pouvait ne pas exister…  Là encore… il faut insister… demandons-nous une nouvelle fois pourquoi ?… D’où vient cette puissance de la nature ?…

 

Comprenons bien que la question que pose Spinoza n’est pas celle des autres philosophes… qui à la manière de Descartes se demandent si Dieu existe… et cherchent à prouver son existence… Pour lui… l’existence de Dieu… c’est un fait… Mais dans la mesure… où dieu c’est la nature… il faut considérer sa puissance… non pas sous la forme d’une volonté… mais d’un déterminisme absolu… Tout ce qui arrive dans la nature… n’est pas l’effet du hasard… ni d’une volonté divine… mais simplement l’effet des lois de la physique… ni plus ni moins… Et ainsi… tout dans la nature… tout phénomène… étant parfaitement déterminé par des causes qui lui préexistent… ne pouvait pas ne pas exister… La puissance de Dieu… c’est ce déterminisme implacable… Or… si tout est déterminé… tout devient parfaitement connaissable… On peut tout connaître dans la nature… En ce sens… la connaissance de Dieu pour Spinoza est à la portée de l’homme… Là encore… le philosophe est porteur d’un scandale… car il s’élève contre toute une tradition théologique… qui affirme justement que l’homme… ne peut pas connaître Dieu… Et si l’homme pense s’élever à la connaissance de Dieu… c’est qu’il est impie… voire fou… Pour Spinoza… au contraire… Dieu est connaissable car il n’est rien d’autre que la nature elle-même… Il refuse que l’ignorance soit une vertu… Il n’y a aucune vertu à accepter de ne pas savoir… et encore moins à mentir… La raison humaine est parfaitement capable de s’élever à l’idée de Dieu… Encore une fois… comme je le disais tout à l’heure… l’enjeu de l’éthique… c’est de trouver le souverain bien pour accéder à la vie la plus joyeuse et la plus puissante… Souverain bien… que Spinoza a lui-même défini… comme la connaissance… Mais alors connaissance de quoi exactement ?… Et bien justement… connaissance de Dieu… c’est à dire de la nature… laquelle est la seule garantie à une vie véritablement bonne… Mais là encore pourquoi connaître la nature permet-elle la meilleure vie possible ?… Réponse…. Parce que la connaissance de ce qu’est la nature en elle-même… permet de se libérer des mensonges… et de sortir de la servitude… D’une manière générale… Spinoza pense que les hommes ne sont pas libres… Ils viennent au monde ignorants… sans aucune connaissance… Ils sont ensuite soumis aux mensonges de ceux qui veulent les soumettre à des croyances qu’ils présentent comme des vérités… Comprenons bien que derrière l’enjeu théologique… se cache aussi un enjeu politique… car la superstition… et la représentation d’un dieu qui serait comme un souverain.. c’est aussi pour Spinoza… la possibilité pour un état par exemple… de maintenir les hommes dans l’ignorance… et de les amener à accepter n’importe quoi… y compris ce qui va contre leur propre intérêt… et à combattre pour leur propre servitude… comme s’il s’agissait de leur liberté… Ce à quoi il s’en prend… c’est l’ensemble des doctrines… religieuses… ou politiques… qui consistent à maintenir les hommes dans leur état d’ignorance… et donc à les asservir… en leurs faisant croire à toutes sortes de fausses croyances sur le monde… et sur la nature…

 

Ces fausses croyances… c’est d’abord ce qu’on appelle le finalisme… et ensuite anthropocentrisme… De quoi s’agit-il exactement ?… Pour le dire très simplement… le finalisme… c’est une conception de la nature qui consiste à dire que tout ce qui existe en son sein… existe pour… servir à quelque chose… et donc… que tout a une fin… c’est à dire une finalité… L’idée du finalisme… c’est de dire que le monde lui-même… dans sa totalité… a un but… et qu’il se dirige vers une fin… qui a été voulue par Dieu… Or… pour Spinoza… une telle idée est une absurdité… Pour lui… il n’y a pas de fin au sein de la nature… pas de but à atteindre… La nature est juste une puissance… comme on l’a vu… qui se réalise elle-même… et c’est tout… Elle se réalise tout en étant aveugle… et étrangère à toute idée de finalité… Elle va… mais ne sait pas où elle va… La conséquence… c’est qu’il n’y a pas non plus d’intelligence au sein de la nature… voire de mauvais œil… avec un plan prédéfini… et auquel les hommes devraient se plier… Tout cela relève de la superstition pour Spinoza… De même… on peut exclure toutes valeurs absolues… toute idée de Bien ou de mal… qui n’ont aucune existence réelle… comme je le disais tout à l’heure… car rien dans la nature n’est… ni Bien ni mal… Tout est simplement…  bon ou mauvais… pour soi… en tant qu’homme… Par exemple… un serpent au venin mortel n’est pas un mal en lui-même… Il est simplement mauvais pour nous si on le rencontre… et surtout s’il nous mord… Mais rien en lui… n’est ni moral ni immoral… Il fait partie de la nature… tout comme l’homme… et c’est donc à ce dernier d’éviter de croiser la route du serpent… Pour le dire comme Spinoza… il y a dans la nature… ce qui peut être utile… et ce qui peut être nuisible… pour l’homme… Dès lors… cela implique… une autre erreur… celle de l’anthropocentrisme… qui consiste quant à elle… à considérer que tout dans la nature… jusqu’à la nature elle-même dans sa totalité… est là pour servir l’homme… qui en serait pour ainsi dire le centre… Le résultat… c’est que quand quelque chose dans la nature lui fait obstacle… il le prend pour un défaut de la nature… une défaillance… voire une incomplétude… ou même un vice… Or… l’homme n’est au centre de rien… et surtout pas de la nature… En ce sens… comprenons bien encore une fois… qu’il fait partie de la nature… Il en est un des modes… tout comme les animaux ou les végétaux… mais rien ne le destine à être au centre de quoi que ce soit… tout simplement parce qu’au sein de la nature… il n’y a pas de centre du tout… La nature est en elle-même dépourvue de centre… Or… c’est l’homme qui… de lui-même… a non seulement assigné au monde un but à atteindre… une finalité… qu’il a assimilé à une soit-disant volonté de Dieu… Et c’est encore l’homme… qui s’est lui-même placé au centre de la nature… sans fondement… et de façon illégitime… 

 

Or… se libérer de ces préjugés… de ses mensonges… et de ses illusions… c’est tout simplement revenir au monde tel qu’il est… C’est le voir tel qu’en lui-même… et sans les lunettes déformantes imposées par les doctrines de toutes sortes… Il s’agit de ne plus voir le monde en fonction de soi… mais pour ce que le monde est en lui-même… Le monde n’est pas là… pour faire plaisir à l’homme… Charge à l’homme lui-même d’y faire son chemin… sans rien attendre ni du ciel… ni des choses… et en s’orientant… avec sa raison pour seule guide… Et ainsi… en comprenant la nécessité à l’oeuvre dans le monde… on n’en souffre plus… et cela nous permet d’agir… Le lien entre connaissance et action… est donc fondamental… De même… on comprend mieux ici… la grande idée méthodologique de Spinoza… qui consiste à commencer par définir la nature elle-même… dans sa totalité… pour mieux comprendre l’homme ensuite… qui n’en est qu’une partie… une modalité… Comprendre la puissance de la nature d’abord… c’est se donner les moyens de saisir la place et le fonctionnement de l’homme ensuite… Pourquoi ?… Et bien simplement parce qu’il s’agit de respecter l’ordre causal des choses… C’est la nature qui détermine l’homme… et non l’inverse… Il lui est impossible à l’homme d’échapper aux lois de la nature… sous prétexte qu’il possède un entendement… A la différence de Descartes… Spinoza pense que ce n’est pas parce que l’homme a un entendement… et qu’il est capable de penser… qu’il échappe à la nature…

 

Pour Descartes… cette opposition entre l’homme et la nature… avait eu pour effet… d’en faire apparaître une autre… entre corps et esprit… Spinoza n’est d’accord avec le philosophe français… ni sur la premier de ces oppositions… ni la seconde… Il est donc question pour lui… ici… de répondre… à un problème que Descartes avait posé dans ses méditations… mais sans avoir trouvé de solution… le problème de la relation entre le corps et l’esprit… Pour Descartes… corps et esprit sont séparés… et l’esprit est capable de commander au corps… et donc de lui imposer sa volonté… Mais cela pose un immense problème… à savoir… que si les deux sont séparés… comment peuvent-ils agir l’un sur l’autre ?… En réalité… c’est même un problème insoluble… parce que dès qu’on envisage… l’homme en terme de séparation en deux instances… corps et esprit… on en perd l’unité… C’est tout le problème de Descartes dans les méditations… Or… pour Spinoza… un tel problème n’a pas de sens… dans la mesure où pour lui… il n’y a aucune séparation entre corps et esprit… Tout d’abord… pour Spinoza… corps et esprit pour un même individu… ne sont qu’une seule et même chose… L’esprit… c’est en ce sens l’idée du corps… Pour parler de l’esprit… il faut donc passer par la compréhension du corps… et ce qui est une véritable révolution philosophique… qui laisse déjà entrevoir la pensée de Nietzsche… et ensuite de la psychologie des profondeurs… En clair… la compréhension du corps humain… dans sa composition même… occupe une place fondamentale dans l’Ethique… tout simplement parce qu’il ne peut pas y avoir d’esprit sans corps… Si l’homme est esprit… cet esprit est l’idée d’un corps… le sien… C’est pourquoi Spinoza développe… dans la partie II de l’Ethique… toute une théorie du corps humain… qu’il décrit… comme une totalité complexe… composée d’un très grand nombre de parties… et dont l’équilibre peut être remis en cause quand il rencontre des affections… c’est à dire toutes sortes de désirs… D’une certaine manière… il s’agit d’une pensée de la santé du corps… Or… tout le problème… est que le corps rencontre sans cesse des affections… qui excitent certaines de ses parties au détriment des autres… et donc déstabilisent son organisation générale… en colonisant littéralement la totalité du corps… Par exemple… une boisson excite votre palais… alors qu’est-ce que vous allez faire… vous allez en reprendre une… et une autre… et ainsi de suite… A la fin… dans le pire des cas… le risque est de devenir esclave de cette boisson… Le résultat c’est que la totalité du corps… est colonisé par l’excitation d’une de ses parties… Et ainsi… on comprend que les affections… empêchent l’individu de passer à une plus grande puissance d’agir… C’est ce qu’il appelle une joie passive… parce qu’en l’occurrence… elle le réduit à la servitude… Et cela parce que si le corps et l’esprit ne font qu’un… quand le corps est colonisé par une passion triste… l’esprit l’est tout autant… ce qui nous réduit à la servitude…  Alors… comment faire le tri entre ces affections… et ainsi reconquérir de la puissance d’agir ?… c’est ce qui constitue le coeur du projet spinoziste… Il faut donc se demander… comment est-ce que cela fonctionne exactement ?…

 

Tout d’abord… gardons bien à l’esprit que tout le propos de Spinoza… est de replacer l’ensemble des comportements humains… dans le cadre de la nature elle-même… Et en ce sens… les conduites humaines n’ont rien de mystérieux… Ce sont des choses naturelles… qui suivent l’ordre ordinaire et commun de la nature… Les passions qui agitent les hommes… sont donc parfaitement compréhensibles… et on peut tout à fait les rationaliser… et même pour ainsi dire… les cartographier de manière géométrique… Les passions… qui pourtant… sont précisément ce qui débordent l’homme… n’échappent donc en rien à la raison… On peut les comprendre… et ainsi les combattre… puisqu’elles ne sont rien d’autre que la nature elle-même… dans l’homme… La nature en ce sens… ce n’est pas simplement ce qu’il se passe en dehors de l’homme… La nature… c’est aussi ce qu’il se passe en lui… Et donc… la nature ce n’est pas simplement la matière… La nature c’est aussi la pensée… L’idée derrière ça bien sûr… c’est toujours la même… c’est à dire le fait que la nature se présente comme un déterminisme absolu… auquel il est impossible d’échapper… Si les hommes connaissent des passions douloureuses… qui les font souffrir… et qui les poussent à faire souffrir les autres… ce n’est donc pas parce qu’ils auraient choisi librement d’agir en ce sens… mais simplement… parce qu’ils sont déterminés à le faire… en fonction de ce qui se passe dans leur corps… Nous ne choisissons rien… mais nous obéissons aux lois qui régissent nos affects… Il s’agit donc pour Spinoza… d’élaborer ce qu’on pourrait appeler une anthropologie… c’est à dire une étude de l’homme… pour comprendre le fonctionnement de ses affects… et c’est ce qu’il fait dans les parties III et IV de l’Ethique… d’abord… dans la partie III pour préciser l’origine et la nature des affects… et les décrire en eux-mêmes… et ensuite dans la partie IV… pour les considérer cette fois comme une dynamique de forces… qui luttent entre elles… et qui réduisent l’homme à la servitude… Pour le dire très simplement… tous les affects que nous ressentons… c’est à dire ce qu’on appellerait nous… nos émotions… sont toujours le fruit de la combinaisons de 3 affects primaires avec des objets extérieurs… Ces 3 affects primaires… ce sont le désir… la joie et la tristesse… Ainsi… l’amour par exemple… se définit comme une joie… qui s’accompagne de l’idée d’une cause extérieure… comme une personne… Parmi les affects… citons par exemple… pour comprendre de quoi nous parlons ici… la haine… le désespoir… la crainte… l’indignation… l’orgueil… le mépris… la honte… la colère… la cruauté… l’ambition… l’intempérance… etc.… lesquels sont toujours issus des 3 affects primaires… Mais le plus fondamental des 3… c’est le désir… parce c’est lui constitue pour Spinoza… l’essence même de l’homme… ou si vous préférez son être même… Tout homme… c’est du désir… ce que Spinoza appelle aussi appétit… en tant que l’homme est conscient de son appétit… Il ne s’agit pas d’un désir de quelque chose en particulier… d’un objet extérieur à lui… mais d’un désir de persévérer dans son être… c’est à dire là aussi pour le dire simplement… de vivre…  Il s’agit d’un appétit pour la vie… La conséquence… c’est que quand notre désir se rapporte à une chose… nous ne désirons pas la chose… parce qu’elle est bonne en elle-même… C’est l’inverse qui est vrai pour Spinoza… nous la jugeons bonne… parce que nous la désirons… Ou si vous préférez… le désir est toujours premier… C’est seulement ensuite que nous nous donnons des objets… vers lesquels orienter notre désir… En d’autres termes encore… quand nous désirons une chose… ce n’est pas la chose en tant que telle que nous désirons… c’est plus largement la vie elle-même… Tout homme désire spontanément vivre… et comprenons même celui qui se suicide… Le suicidé… c’est toujours un homme qui est poussé à ce geste… (ce n’est pas qu’il le veuille spontanément et de façon naturelle)… mais c’est plutôt qu’il a rencontré une cause extérieure à lui-même… qui est une tristesse… qui le pousse à le faire… Et en ce sens… le suicidé n’est pas libre… A partir du désir de persévérer dans son être… commun à tous… la joie et la tristesse… se présentent comme des signes… soit que l’on y parvient… pour la joie… soit au contraire… que l’on échoue… pour la tristesse… Eprouver de la joie… c’est sentir la vie en soi… A l’inverse… ressentir de la tristesse… c’est la marque d’un amoindrissement… d’une perte de vitalité… La rencontre des causes extérieures… c’est à dire des personnes… des objets… bref… tout ce qui se présente dans le monde… va faire apparaître en nous… par combinaison… soit des affects joyeux… soit des affects tristes… Simplement… quand nous faisons la rencontre d’une cause extérieure… disons une personne qui nous agace par exemple… nous imaginons au moment où nous vivons la rencontre… que cette personne constitue à elle seule… la totalité causale de notre affect d’agacement… Nous imaginons que ce qui provoque de l’agacement en nous… c’est cette personne elle-même… en raison de son comportement… comme si elle avait d’elle-même décidé librement de nous agacer… Mais en réalité… expliquerait Spinoza… l’affect que nous éprouvons ici est trompeur… car la personne n’a absolument pas choisi d’avoir tel ou tel comportement… Sa manière de se comporter… est simplement le produit d’un enchaînement de causes… qui ne lui laisse aucun choix… et qui fait qu’elle ne peut pas… se comporter autrement… Tout simplement… elle n’est pas libre… Comprendre… c’est saisir une chose… par ses causes… Il s’agit donc de comprendre le déterminisme absolu au sein de la nature… c’est à dire précisément ce que nous ne voyons pas d’une manière générale… au quotidien… pour nous libérer négatif… et qui provoque en nous un amoindrissement… comme ici l’agacement… D’une manière générale… nous imaginons toujours spontanément… que nous sommes libres… et donc que les êtres autour de nous le sont également… Nous imaginons qu’ils sont capables de faire des choix… S’ils sont comme ils sont… ou qu’ils agissent comme agissent… nous l’interprétons spontanément comme le fruit d’un choix libre et délibéré… Nous ne voyons pas le déterminisme derrière les êtres et les événements… nous ne voyons pas la nécessité… c’est à dire encore une fois… le fait que les choses ne peuvent pas être autrement que ce qu’elles sont… C’est pourquoi… pour Spinoza… l’intervention de la raison… pour replacer les choses dans le contexte plus large… des enchaînements de causes… permet d’introduire de la clarté dans le monde… Le résultat… c’est qu’on ne voit plus le monde de la même manière… car… en replaçant chaque chose dans le contexte des causes qui l’ont précédé… et donc dans le contexte du déterminisme de la nature… et non de la volonté… on acquiert de chaque chose… une connaissance adéquate… Et en effet… on commence à comprendre pourquoi… et comment… la connaissance rationnelle… permet de changer notre regard… et donc notre manière d’être… au sein du monde… Plus rien ne nous touche directement…

 

Maintenant… l’acceptation de la nécessité… revient-elle à accepter les choses telles qu’elles sont… sans agir ?… Cela nous prive-t-il de toute action ?… Pour Spinoza… la nature… dans sa réalité… est en elle-même parfaite… Il n’y a rien… ni à lui retirer… ni à lui ajouter… En revanche… l’homme doit faire un effort pour progresser dans la connaissance de ce qu’est la nature… indépendamment de lui et du besoin qu’il en a… afin d’apprendre à vivre en harmonie avec elle… La réalité de la nature c’est donc la perfection même… et tout ce qui s’y prend place… relève de la perfection… Voilà qui est étonnant… au premier abord… et les contradicteurs de Spinoza… Car dire que tout est parfait dans le monde… c’est aussi accepter le pire… la guerre… les crimes… les pires atrocités… et d’une certaine manière… considérer toutes ces choses comme relevant de la nature… Mais en réalité… rien ne serait plus étranger à ce que dit Spinoza… que de penser qu’aucune action n’est possible… Il ne s’agit pas pour lui… de nous condamner à la passivité… Mais plutôt de nous dire que… devant la nécessité des choses… il faut se préparer… à voir revenir les mêmes effets… produites par les mêmes causes… Et ensuite… à agir sur ces causes elles-mêmes… quand elles produisent des effets nuisibles… Au fond… il est question de faire entrer en soi… littéralement d’incorporer… de faire entrer dans son corps… des vérités… qu’on a non seulement comprises… mais aussi dont on ressent en nous la nécessité… à la manière d’automatismes… C’est en ce sens… que dans la pensée de Spinoza… il y a encore de la place pour la liberté… Spinoza… ne dit jamais que la liberté n’existe pas… sous prétexte que la nature se définit comme une nécessité absolue… C’est simplement… que la liberté humaine consiste en une coïncidence avec la nécessité… la nécessité de la nature tout entière d’abord… mais surtout sa nécessité à soi… en tant qu’individu… Ou si vous préférez… la liberté pour Spinoza… consiste à adhérer à la nécessité qui est la nôtre… d’être ce que nous sommes… et de persévérer dans notre être… La liberté pour Spinoza… c’est de ne pas être empêché de faire… ce pour quoi on est fait… et donc de déployer notre puissance… de faire advenir tout ce qu’on est capable de faire… Il convient donc de nous diriger… toujours grâce à la raison… vers ce qui est utile… (utile à la préservation de notre être)… parce ce que cela provoque en nous de la joie… et de nous éloigner de ce qui nous est nuisible… et qui fait naître en nous de la tristesse… Là encore… arrêtons-nous un instant… pour saisir le fonctionnement d’un tel arbitrage… entre les passions qui nous permettent de nous épanouir… et au contraire… celles qui nous détruisent…

 

Comprenons bien que l’esprit de l’homme… est un champ de forces dans lequel les affects sont en lutte les uns contre les autres… Pour contrebalancer un affect triste… il faut un affect plus puissant… Or… tout le problème est que toutes ces forces… sont autant d’affirmations contradictoires… que rien ne peut venir arbitrer… La raison en ce sens… n’est rien d’autre qu’une passion comme les autres… une passion froide… mais une passion quand même… Elle n’est pas une instance extérieure au champ de forces lui-même… et qui s’imposerait de sa seule autorité… Toute la question est donc de savoir comment la raison peut nous aider à sortir de la servitude que font peser sur nous les passions destructrices… Réponse… ce qui fait la puissance de la raison… par rapport aux autres passions… c’est qu’en nous montrant la nature du point de vue de sa nécessité… elles nous les fait comprendre… ce qui crée en nous… de la joie… Très concrètement… le fait même de comprendre quelque chose… en utilisant sa raison… nous rend joyeux… La raison… est un affect… qui s’impose aux autres… non pas parce qu’elle serait extérieure… et qu’elle leur imposerait des commandements… (ce n’est pas le cas)… mais parce qu’elle est plus puissante pour créer de la joie… tout simplement… C’est pourquoi comprendre une idée vraie… contient plus de puissance… que de se laisser aller à ses croyances toutes faites… parce qu’en la comprenant… j’en ressens une joie profonde… comme si j’avais découvert quelque chose… une sorte de trésor… qui n’est rien moins qu’une vérité de la nature… Il ne s’agit de découvrir la vérité de toute la nature… du moins pas d’un seul coup… mais au moins une partie… et cela me donne l’envie d’en savoir plus… et donc d’aller toujours loin dans la connaissance… ce qui me rend toujours plus joyeux… Il faut comprendre cette joie ici… comme une élévation progressive… La joie a elle-même pour effet… de contrebalancer… les affects négatifs… et de s’imposer à eux… pour les amoindrir… et les réduire le plus possible… Et donc… en comprenant les passions qui me faisaient jusque-là souffrir… dans leur fonctionnement même… je me sens mieux… C’est de cette manière… qu’il s’agit de combattre les affects qui s’accompagnent de tristesse… et donc de gagner en puissance d’agir… c’est à dire de reprendre une part de liberté… C’est pourquoi la liberté passe par la connaissance… La raison en ce sens… n’est pas uniquement intellectuelle… Elle a un pouvoir qui permet de modifier l’état du corps… Changer l’ordre des idées… c’est atteindre… et modifier les affections dans le corps… puisque corps et esprit ne sont qu’une seule et même chose… Simplement… tous les hommes ne sont pas appelés à y parvenir… car tous ne peuvent pas vivre selon l’usage de la raison… Seuls certains pourront le faire… Mais quel sera le gain pour eux… là encore… concrètement ?…

 

Ce gain… on pourrait même dire… cette perspective générale… vers laquelle nous conduit toute l’Ethique… c’est la joie elle-même bien sûr… et au-delà… ce que Spinoza appelle… la Béatitude… Souvenons-nous là encore… que l’Ethique… se présente sous la forme d’un parcours intellectuel… que Spinoza nous invite à refaire par nous-mêmes… en suivant l’ordre de sa démonstration… Et ce chemin nous conduit concrètement… à mettre en échec les passions tristes… par leur compréhension rationnelle… et ainsi à une plus grande puissance d’agir… ce qui passe par la joie… et culmine dans la béatitude… Comprenons bien la différence ici entre les deux concepts… La joie… c’est ce qu’on ressent… quand on passe d’un moindre… à un plus haut degré de perfection… En clair… quand on remplace les idées fausses et les passions tristes… par des idées adéquates… qui sont sources de passions joyeuses… La joie… c’est le signe même de ce passage… La béatitude… elle… c’est la perfection même… vers laquelle la joie ne fait que tendre… Elle est pour ainsi dire hors du temps… car c’est ce qu’on ressent quand on considère la nature… non plus du simple point de vue des effets qu’on a sous les yeux… mais du point de sa nécessité… et donc de vérité rationnelle… et de son éternité… On voit la nature… Sub specie aeternatatis… dit Spinoza… c’est à dire… sous un regard d’éternité… Il ne s’agit pas pour Spinoza… de dire que l’esprit est éternel… et qu’il survit au-delà de la mort… Mais plutôt que… quand on modifie notre regard sur le monde… et sur ce qui nous arrive… au moyen de la raison… on s’élève à quelque chose… qui elle… est éternelle… c’est à dire la nécessité même des choses au sein de la nature… Il s’agit de considérer les choses… indépendamment de soi… et donc de sa propre finitude… C’est en cela que consiste notre capacité à nous élever à une certaine forme d’éternité… Autrement dit… nous qui sommes des êtres finis… nous avons la possibilité… d’accéder à ce qui demeure éternellement… à savoir les idées vraies… Or… rien ne peut enrichir l’esprit comme les idées vraies… le satisfaire davantage… et donc le rendre plus joyeux… dans la mesure précisément… où nous ne pouvons pas les perdre… L’enjeu du départ… était bien de trouver un souverain bien… quelque chose… qui demeurait éternellement… et que rien ne pourrait nous enlever… ni détruire… La réponse de Spinoza… c’est que faire l’expérience des choses éternelles par la puissance de l’entendement… c’est du même coup toucher la part d’éternité qui est en nous… c’est à dire… notre propre esprit…

 

Merci à tous et à très bientôt sur Kosmos !

Le roman d’une vie : Nietzsche

Le roman d’une vie : Nietzsche

Depuis quelques minutes… les badauds et les curieux… forment un cercle sur la place Carlo Alberto… à Turin… Il faut dire qu’ils n’ont pas droit à un tel spectacle tous les jours… celui de la folie et du désespoir d’un homme… en pleine rue… prostré… et en larmes… On ne sait pas exactement ce qu’il s’est passé… Alors… dans la confusion générale… au milieu de la foule… on discute… on essaie de comprendre… Selon certains témoins… tout a commencé avec un cocher… qui était en train de battre un cheval… de façon assez violente… C’est alors que cet homme… s’est interposé pour défendre l’animal… qu’il a collé dit-on… sa joue contre celle de la bête… et lui a glissé quelques mots à l’oreille… avant de s’effondrer au sol… D’apparence… c’est un homme encore jeune… et on apprendra plus tard… qu’il n’a que 44 ans… Tout dans sa personne… souligne un être extrêmement raffiné et élégant… Il porte un costume simple et sans ostentation… mais extrêmement soigné… Ses cheveux sont bien peignés en arrière… pour dégager un vaste front… et des traits fins… sur lesquels a poussé une épaisse et broussailleuse moustache… Ses mains sont celles d’un intellectuel… et même d’un pianiste… Il est à moitié aveugle… mais il semble vivre comme à l’intérieur de lui-même… toujours tourné vers des réalités plus hautes… comme un aigle… qui verrait les choses du haut des cimes… Mais cette fois… l’aigle est tombé… et il ne faut pas longtemps… à ceux qui sont autour de lui… pour le reconnaître… voire pour se moquer de lui… C’est le professeur Nietzsche… On le connaît parce que de passage depuis quelques semaines à Turin… il s’est déjà fait remarqué en chantant sous les fenêtres… ce qui sera un signe de joie pour certains… ou la preuve de sa folie pour d’autres… Nous sommes le 3 janvier 1889… et c’est la date que l’on retient… en général… pour marquer la fin de la vie consciente de Nietzsche… et le début de son effondrement dans la démence… A partir de là… il n’écrira plus une ligne… et ne pensera plus… comme si son esprit jusque-là si libre… était déjà parti… Mais alors… pourquoi Nietzsche est-il devenu fou ?… Et d’ailleurs… de quel genre de folie s’agit-il ?… Peut-on dire que cette démence… bien réelle… était le prix à payer… pour avoir soutenu que Dieu est mort ?… Est-elle la rançon du philosophe… pour avoir osé sonder les profondeurs de l’âme humaine… en psychologue… et avoir fait la généalogie de toutes ses croyances… et de toutes ses valeurs ?… Mais peut-être que répondre à ces questions par l’affirmative… n’est qu’une solution de facilité… propre à faire de Nietzsche une sorte de héros romantique emportée par la profondeur de sa propre pensée… C’est joli… mais est-ce exact ?… Nietzsche disait lui-même que toute pensée… toute philosophie… n’était que le symptôme d’un état de santé du corps… Elle n’est que la traduction… d’une certaine souffrance… Alors pour comprendre Nietzsche… il nous faut nous-mêmes être nietzschéens… et appliquer à Nietzsche son propre principe… C’est pourquoi… comme souvent… pour comprendre la pensée du philosophe… il nous faut d’abord nous demander qui il était… et quelle fût sa vie…

 

Friedrich Wilhelm Nietzsche… est né le 15 octobre 1844… à Rocken… petite ville de Prusse… Il est le fils aîné d’un pasteur… Karl-Ludwig Nietzsche… et d’une fille de pasteur… Franziska Oehler… qui auront deux autres enfants… Elisabeth d’abord… en 1846… et enfin un petit frère… Joseph… en 1848… Comprenons bien que devenir pasteur… est une perspective assez courante… pour les fils de la petite bourgeoisie allemande… au XIXème siècle… car les études de théologie sont peu chères… et que de nombreuses bourses sont accordées assez facilement… C’est pourquoi d’ailleurs… la mère de Nietzsche envisagera pour lui… ce qui lui semble la voie la plus naturelle… c’est à dire… qu’il devienne lui-même pasteur…  D’après ce qu’en dire Nietzsche lui-même… la vie campagnarde du village de Rocken est agréable… La ville est entourée de collines…  de forêts et d’étangs… et semble habitée par le souvenir d’anciennes batailles… qui se sont déroulées non loin de là… ce qui est propre à enflammer l’imagination du petit garçon… Mais pour le plus grand malheur de la famille… le père de Nietzsche… décrit comme un homme doux et affable… meurt très tôt à l’âge de 36 ans… alors que Nietzsche est seulement âgé de 5 ans… Franziska soutiendra que son mari est mort des suites d’une chute dans un escalier… mais en réalité… selon les biographes… le père de Nietzsche aurait été victime de troubles mentaux… Toute sa vie… il se souviendra du traumatisme de la perte d’un père qu’il adorait… et ne cessera de penser et de dire… qu’il mourra jeune comme lui… Et c’est un fait… que Nietzsche aura une santé extrêmement fragile… comme nous le verrons… Ce tableau est encore assombri par la perte de son jeune frère… à l’âge de deux ans… et au sujet duquel… Nietzsche explique qu’il avait fait un rêve prémonitoire la veille de sa mort… Tant et si bien… qu’il se retrouve à 6 ans… entouré de femmes… sa mère, sa sœur, sa grand-mère et ses deux tantes… La mort du père… oblige la famille à quitter le presbytère où ils étaient installés… pour laisser la place à un nouveau pasteur… et à partir vivre à Naumburg… laquelle est une plus grande ville que Rocken… A partir de 1858… donc à 14 ans… Nietzsche sera interne au très sévère collège royal de Pforta… connu pour sa discipline… ce qui n’est d’ailleurs pas forcément pour lui déplaire… Il s’y distingue par ses résultats scolaires… et son goût pour la littérature… Il découvre notamment Goethe… Schiller… Holderlin… Byron… mais surtout les Grecs… Eschyle… et Hésiode… et fonde une petite société littéraire… avec ses amis… tout en exprimant un fort penchant pour la mélancolie et le lyrisme… dont ses premiers écrits seront fortement marqués… Mais dans le même temps… il montre également des aptitudes sportives… et un goût très prononcé pour l’effort physique… comme la natation ou la randonnée… Il est donc un élève complet… supérieurement intelligent… et au caractère très affirmé… Plus tard… ses anciens camarades le décrieront comme un jeune homme sérieux… réfléchi… mot qui revient souvent chez Nietzsche… et surtout qui consacre toutes ses forces à se maîtriser lui-même… De fait… Nietzsche sera un philosophe de la maîtrise de soi… voire de la conquête de soi… du triomphe sur ses propres affects… et de la hiérarchisation de ses instincts… C’est pourquoi… il prise la solitude… se fait peu d’amis… et ne se mêle pas aux jeux des autres élèves du collège… qu’il juge puérils… De la même manière… il commence à mettre de la distance dans ses relations avec sa mère et sa sœur… pour lesquelles il éprouve de l’affection… du moins pour le moment… mais qu’il ne tient pas à mêler à ses premières réflexions intellectuelles… car il sent bien qu’elles ne pourront pas le comprendre… Il cherche déjà à se commander à lui-même… afin de faire plier son corps à sa volonté… Malheureusement… Nietzsche est souvent malade… et souffre de plus en plus… de maux de tête très violents… probablement dus à une myopie mal corrigée… Tout au long de ses années de collège… le jeune Nietzsche est en proie au doute… il se cherche… Il est partagé entre son goût pour la discipline… et celui qu’il cultive pour la liberté et la création poétique… Avec le temps… et les années qui passent… cette même interrogation prend chez lui… la forme plus savante… d’un débat… entre le romantisme allemand… et la tragédie grecque… Ou si vous préférez… Nietzsche commence déjà à considérer que les poètes allemands sont décadents… et à travers eux… c’est toute la culture allemande… et plus largement la modernité… qu’il commence à soupçonner de lourdeur… et d’une certaine forme de balourdise… A l’inverse… il voit dans la culture grecque… et notamment dans la tragédie… des formes d’expression artistiques… beaucoup plus proches de ses goûts esthétiques… parce que plus aptes à traduire à certain esprit de la vie… Il pense que la culture allemande… et plus largement européenne… se teinte beaucoup de morale et de préjugés… Et de fait… il se considère comme prisonnier d’une culture allemande… dont il est l’héritier… qu’il lui faut porter… mais dont il se sent de plus en plus éloigné…

 

Mais il n’y a pas que la poésie qui… dès sa jeunesse… pose problème à Nietzsche… dans la culture allemande… C’est surtout sa musique… qu’il juge sévèrement… En réalité… Nietzsche… se sent d’abord et avant tout musicien… et notamment pianiste… Il commence très tôt… vers dix ans à jouer des sonates de Beethoven… et même à composer ses propres pièces… Il fait le délice de ses amis… quand dans la salle de musique de son collège… il se lance dans des improvisations… qui marqueront pour longtemps ses condisciples… Simplement… s’il est doué… il ne l’est pas suffisamment pour envisager une véritable carrière dans la musique… ce qui sera toujours pour lui… une souffrance… Pourquoi ?… Et bien parce qu’il considère… à juste titre… que la musique est un langage… propre à nous faire ressentir plus profondément et plus directement que tout autre… la réalité de la vie… Or… là encore… il ne peut constater la supériorité de la tragédie grecque par rapport à la musique allemande… dont il se méfie… Il y voit l’expression même d’une vérité… celle du tragique de l’existence… quand la musique allemande se contente de célébrer la gloire militaire… un soit-disant sens de l’histoire… et la victoire de l’État dans une culture officielle… Bref… en quelque sorte… il voit la musique allemande… comme une adaptation de la philosophie de Hegel… pour piano et violons… pour ainsi dire… Il vomit littéralement une musique… qui… parce que grandiose… ne se ferait que l’écho de valeurs absolues… comme Dieu… le Vrai… et le Bien… et qui en ce sens… n’est pour lui qu’un mensonge… Toutes ces thématiques… c’est à dire la culture… la tragédie… et la musique… et leur rapport historique avec l’Allemagne de son temps… sont déjà en germe dans la tête du jeune Nietzsche… à 20 ans… et cela jusqu’aux années de ses premiers textes de philosophe… Elles sont ce par quoi… il va arriver à la philosophie… Ou si vous préférez… il devient très net… dans son esprit… que la culture allemande et européenne… doivent se réapproprier quelque chose de la culture grecque… et qui tient en un certain rapport au monde… et une certaine vision de l’existence… même s’il ne sait pas encore précisément… comment le nommer… Ce qu’il a déjà dans son viseur… ce sont certaines valeurs… qui au fil d’un temps très long… c’est à dire des siècles… ont été incorporées par les hommes… c’est à dire qu’avec le temps… ces valeurs… se sont donc transformées en réflexes inconscients… pour les individus et pour les peuples… Il s’agira donc… dans la première philosophie nietzschéenne… d’un projet de réforme de la culture… à commencer par l’éducation… les arts… ou l’éducation du public… L’Allemagne… et la culture allemande… est en ce sens… le problème fondamental qui intéresse le jeune Nietzsche… et dans une certaine mesure… restera son problème… d’un point de vue très personnel… jusqu’à la fin de vie… Pourquoi ?…

 

Pour le comprendre… il faut d’abord garder à l’esprit… qu’à ce moment précis… celui où Nietzsche a 20 ans et qu’il s’apprête à entrer à l’université… c’est à dire les années 1860… l’Allemagne est encore un pays divisé en différents états… et la question de savoir ce qu’est l’Allemagne est alors centrale… On se demande depuis longtemps… si l’unité allemande se produira militairement… autour de la Prusse… ou alors de manière plus linguistique… sous l’égide de l’Autriche… Autrement dit… un doute plane sur ce que doit être… et ce que sera l’Allemagne… c’est à dire sur quelles bases… sur quels fondements… reposera l’unité de la nation allemande…  Or… il se trouve que la question sera réglée à partir de 1866… quand la Prusse imposera une terrible défaite à l’Autriche… à la bataille de Sadowa… faisant ainsi prévaloir une certaine idée de la future Allemagne… une idée prussienne… c’est à dire nationaliste et militariste… C’est ainsi que le roi de Prusse Frédéric-Guillaume IV… dont Nietzsche porte le nom… Friedrich Wilhelm… parce que ses parents étaient royalistes… va provoquer la France et la battre en 1871… Par cette victoire… le roi de Prusse impose l’Allemagne comme le pivot de l’Europe… et fonde l’unité du reich allemand… Le roi de Prusse… Frédéric-Guillaume IV devient dès lors l’empereur Guillaume Ier… sous l’égide du chancelier Bismarck… qui est le véritable artisan de la nation et de la puissance allemande… Dans ce contexte de fondation de l’unité allemande par la guerre… la question de la culture… bien que fondamentale… devient un simple outil… Or… Nietzsche rejette fortement toute conception nationaliste de l’Allemagne… et qui ne ferait de la culture qu’un instrument au service de l’État… le plus froid des monstres froids… Il y voit un signal mortifère… au coeur de l’Europe… et au coeur de la civilisation… c’est à dire la mort même de la culture… puisqu’en allemand… culture et civilisation ne sont qu’une seule et même chose… Tout simplement parce qu’on ne peut faire triompher la culture… par une victoire militaire… au contraire même… Plus largement… à ses yeux… c’est la mort de l’homme qui se profile… sur cet horizon… car il pense que c’est la culture… qui n’est rien d’autre que la capacité de l’homme à s’élever lui-même… qui doit se servir de l’État pour s’épanouir… et non l’inverse… Exactement comme chez les Grecs… On comprend pourquoi… dans ce contexte politique… le problème strictement allemand va devenir un problème européen dans les années qui suivront… et surtout… en quoi Nietzsche gardera un regard extrêmement critique sur son propre pays… qui lui semble aller à rebours de ce qu’il doit être… et même de ce que doit être l’Europe…

 

Pour l’heure… il est temps pour Nietzsche… de s’inscrire à l’université… à Bonn d’abord… en 1864… et à Leipzig ensuite… en 65… Il commence par étudier la théologie… avant de bifurquer vers la philologie… au grand dam de sa mère et de sa sœur… qui interprètent toutes deux ce choix comme une trahison… alors qu’il correspond pourtant… à une trajectoire parfaitement logique compte tenu des idées du jeune homme… Pourquoi ?… Et d’abord qu’est-ce que la philologie ?… La philologie… c’est l’étude des langues anciennes… à partir du commentaire critique des textes… Ou si vous préférez… il s’agit d’étudier les civilisations anciennes… leur rapport au monde au sens large… par leur langue… et donc par les mots qu’elles utilisent… et qui dévoilent leurs manière d’être… et leur façon de penser… Pour Nietzsche bien sûr… c’est la Grèce… qui constitue son véritable intérêt… et plus particulièrement la Grèce de la période tragique… c’est à dire celle des VI ème et Vème siècle avant notre ère… ce qui est d’une importance capitale… Cette Grèce-là… n’est pas celle à laquelle on pense habituellement quand il est question des Grecs… car c’est la Grèce d’avant Socrate… et donc d’avant la philosophie… et la rationalisation de l’État… C’est une Grèce qui ne se représente pas le monde d’une façon uniquement rationnelle… qui intéresse Nietzsche… mais une Grèce qui fait droit aux idées de tragique… et d’éternel retour des choses… une Grèce plus dionysiaque… dont nous avons perdu l’habitude… et qu’il nous faut retrouver… La philologie représente en ce sens… un outil critique… pour mieux penser la culture européenne contemporaine… et donc la réformer… c’est à dire… aider à changer les comportements… C’est en cela que la décision de Nietzsche de passer à cette discipline… semble rétrospectivement aller de soi…

 

Etudiant à Bonn… Nietzsche fait la connaissance d’un professeur de philologie qui le marque fortement… Friedrich Ritschl… qu’il suivra peu de temps après à Leipzig… pour continuer à suivre son enseignement… Mais cette décision souligne aussi chez Nietzsche… une forte propension à quitter les lieux où il se trouve… et à errer… comme s’il ne pouvait jamais tenir en place… Il est dans le mouvement… non seulement du point du vue des idées… mais aussi sur le plan géographique… De la même manière… il se lasse assez rapidement de ses amis… et les quitte sitôt qu’il commence à les connaître… soit pour s’en faire de nouveaux… soit pour retourner à sa solitude… Le professeur Ritschl va avoir une influence considérable sur l’étudiant Friedrich Nietzsche… lequel ne supporte pas de ne pas entendre son maître trop longtemps… Pourtant… c’est un autre éducateur qui marquera le plus fortement le jeune Nietzsche… En effet… en 1865… il découvre dans une librairie de Leipzig… un livre qui va le bouleverser… et changer radicalement sa vie… le Monde comme volonté et comme représentation d’Arthur Schopenhauer… C’est une révélation… celle qu’il n’est pas seul… et qu’il existe un auteur… capable de mettre des mots sur ce que lui… Nietzsche pense et ressent… au plus profond… En héritier de Kant… Schopenhauer comprend le monde comme une séparation entre le monde des phénomènes… tel que nous pouvons le connaître grâce à notre entendement… et le monde en soi… inconnaissable pour l’entendement… Simplement… Schopenhauer… entend aller plus loin que Kant… en affirmant qu’il est possible de faire l’expérience du monde en soi… par le corps… Le corps… est un pont entre le monde des phénomènes… et le monde en soi… parce que nous en avons une représentation dans le temps et l’espace… et dans le même temps… il nous donne accès à une réalité non représentable… et pourtant connaissable… la volonté… La volonté… c’est le monde en soi… pour Schopenhauer… Nietzsche est subjugué… et les premières bases de sa future pensée de philosophe… viendront se poser sur cette leçon de Schopenhauer… Un infini intérieur est à notre portée… sitôt que nous nous tournons vers lui… ce qui a deux conséquences principales… D’abord elle donne naissance à un profond pessimisme… puisque la volonté… en tant qu’infini… ne s’accompagne jamais d’une justification précise… comme une objet bien défini par exemple… et donc elle nous dévore en permanence… elle est sans fin… et donc souffrance… Ensuite… elle nous donne en tant que souffrance… l’occasion d’expérimenter deux manières de mettre un terme au désir… du moins momentanément… que sont l’art… c’est à dire la contemplation esthétique… car face à une œuvre… on ne désire plus… on est désintéressé… et la sainteté par la compassion… parce que si le monde est souffrance… alors la résignation permet de dépasser la volonté et de la transformer en libération… d’où l’intérêt de Schopenhauer pour le bouddhisme… Plus tard… ce qui constituera la profonde divergence de Nietzsche… devenu philosophe… avec son maître… c’est la passage du simple constat que le monde est souffrance… à une véritable pensée tragique… selon laquelle il faut l’aimer quand même… L’Amor fati… l’innocence du devenir… le rejet du christianisme et de la morale… ou encore l’affirmation de la vie… et sa transfiguration… par la musique… sont des thèmes qui apparaîtront chez Nietzsche… ou qui s’affirmeront davantage… grâce à la lecture de Schopenhauer… Pour l’heure… ce qu’il retient d’essentiel… c’est que les deux points de vue sur le monde… la représentation et la volonté… sont également deux principes fondamentaux de l’esthétique grecque… apollinien et la dionysiaque… c’est à dire une pure beauté formelle alliée à un principe dynamique qui la met en mouvement… quitte à la brûler… Et en effet… telle est la tragédie du Vième siècle avec laquelle Nietzsche veut renouer… En ce sens… la Grèce de d’Euripide d’abord… qui met un terme à la grande tragédie de Sophocle et d’Echyle… en la tournant vers de simples débats politiques… et ensuite la Grèce de Socrate… celle de la raison et de la dialectique… a perdu son principe dionysiaque… La Grèce… la culture grecque… aux yeux de Nietzsche… s’est alors repliée sur la seule représentation rationnelle du monde… et c’est pourquoi Socrate… et la période qui s’ouvre après lui… sont une décadence pour Nietzsche… Ou si vous préférez… Socrate a fait perdre à la civilisation des Grecs… sont principe de vie… et l’a tourné vers un savoir… qui dessèche et qui étouffe la vie… Or… le problème… c’est que nous sommes les héritiers de cette Grèce là… et que nous avons oublié la première… Chercher la vérité… la vérité métaphysique… c’est de détourner de la vie et la condamner comme imparfaite… alors que les Grecs de la génération précédente… au contraire… la célébraient sous toutes ses formes… La perte de Dionysos… est la pire chute qu’ait connue l’humanité… en détachant l’homme de la nature… et en lui faisant miroiter une soit-disant vérité… dans un soit-disant monde suprasensible et transcendant… Bref… les hommes sont devenus nihilistes… Croire en une vérité… au mépris de la vie elle-même… et en se détournant du monde… c’est cela être un nihiliste pour Nietzsche… Le nihilisme… c’est la victoire de la science sur l’art… et donc sur la vie… Pourquoi ?… Et bien parce que la science… c’est à dire le savoir… c’est le contraire de la vie… en tant qu’elle met tout ce qui est vivant… à distance… pour le regarder… l’examiner… le juger… La science est dans le fractionnement des éléments constitutifs de la vie… quand la vie elle-même… est dans la synthèse et l’unité d’un mouvement… qu’on ne peut réduire… ni définir de façon définitive sans l’asphyxier… et la perdre… Même chose… croire en une Allemagne éternelle… c’est la vitrifier… et la réduire à une soit-disant vérité unique… Pour Nietzsche… nationalistes allemands et nihilistes… partagent donc le même combat… la même illusion… ils sont malades des mêmes valeurs et des mêmes idéaux… Et leur maladie… se nomme d’abord Socrate… et ensuite christianisme…

 

Libéré des obligations militaires et après un séjour à l’hôpital suite à une chute de cheval… le 8 novembre 1868 pour être précis… Nietzsche va faire l’une des rencontres les plus importantes de sa vie… celle du compositeur Richard Wagner… Wagner… bien sûr il en connaissait les œuvres jusqu’ici… et nourrissait à son égard… une admiration teintée de méfiance… pour les raisons que j’ai expliquées tout à l’heure… Mais sa rencontre… lors d’un dîner… donné par des amis du professeur Ritschl… et où Nietzsche est invité… va lui révéler une certaine proximité de vue avec le compositeur… en ce qui concerne la nécessité de réformer la culture… et lui donner un véritable ami… Wagner… est alors l’un des plus grands musiciens de son temps… et veut créer un théâtre à Bayreuth… qui contribuera à la promotion de la culture et à l’ennoblissement des mœurs… ce qui ne peut que séduire Nietzsche… Pour autant… et même si Wagner est protégé par le roi Louis II de Bavière… sa vie s’entoure en réalité d’un parfum de scandale… car il ne se cache pas d’avoir pour maîtresse la femme de son chef d’orchestre… Cosima von Bulow… ce qui dans l’Allemagne très puritaine de cette époque… ne manque pas de choquer… Il en fera donc rapidement sa deuxième épouse… mais sera souvent contraint à l’exil… ce qui sera longtemps un frein pour sa carrière… Et de fait… il souffre d’un manque de reconnaissance… vis à vis du grand public… qui le pousse à la dépression… Du point de vue politique… Wagner s’affirme en nationaliste convaincu… et en antisémite quasi maladif… ce sur quoi Nietzsche fait d’abord mine d’être du même avis… mais qu’il rejettera ensuite très fortement… Nous aurons l’occasion d’y revenir… En réalité… le lien entre les deux hommes se fait principalement autour de Schopenhauer… dont Wagner est un fervent lecteur… un lecteur passionné même… parce qu’il entend fonder sa musique sur le profond pessimisme qu’il retient du philosophe… Pour Wagner… la musique doit se faire le miroir de la grandeur de l’homme… celle de l’acceptation de la mort… d’où ses résonances pour le moins grandioses… C’est ce que le germaniste et philosophe Dorian Astor… appelle… dans son excellente biographie intitulée Nietzsche… « la promotion inouïe de la musique en métaphysique »… c’est à dire l’idée que la musique ne fait pas que représenter des idées… mais elle est l’image même de la volonté… décrite par Schopenhauer… La puissance de la musique… entre en nous… et nous fait vibrer… La communauté de vue entre Nietzsche et Wagner… est ici certaine… non seulement sur la place à donner à la culture… mais aussi sur le rôle de la musique… Bientôt… c’est à dire… en 1872… quand Nietzsche publiera son premier livre de philosophe… La naissance de la tragédie… il fera la synthèse entre la culture grecque de la tragédie… et la musique de Wagner… la décrivant comme l’harmonie enfin retrouvée entre l’art grec… Schopenhauer… et la culture allemande… D’une certaine manière… la rencontre avec Wagner… ouvre à Nietzsche les portes d’un monde où il est désormais question d’agir concrètement… ce qui lui paraît beaucoup exaltant qu’une carrière universitaire… Pourtant… c’est aussi le moment… en 1869… où on lui propose un poste de professeur de philologie… en Suisse… à l’université de Bâle… Comprenons bien que cette opportunité est exceptionnelle… car Nietzsche… n’a que 24 ans… et surtout il n’est même pas titulaire d’un doctorat… Mais peu importe… les recommandations le concernant sont tellement élogieuses… qu’on le nomme docteur en philologie… sans thèse… ce qui est unique… Nietzsche part donc pour la Suisse… et il profite également pour renoncer à la nationalité prussienne… et pour demander la nationalité suisse… Mais comme celle-ci… ne lui est pas accordée… il se retrouve… apatride… Nietzsche n’a tout simplement plus de patrie… et d’une certaine manière… il s’en félicite… tant il se voit comme un homme cosmopolite…

 

Cela dit… malgré la perte de sa nationalité prussienne… et assez bizarrement… il ne pourra pas réprimer un sentiment patriotique… quand la guerre entre la Prusse et la France éclatera… en 1870… Il est pourtant largement défavorable à la guerre… comme je le disais tout à l’heure… et surtout il reste un grand admirateur de la France et de sa culture… Mais cela ne l’empêche pas de s’engager… malgré les conseils de son ami Wagner et de sa femme Cosima… qui est devenue très proche… Elle lui dit que sa place n’est pas parmi les soldats… avec une arme à la main… et qu’il est bien plus utile ailleurs… Mais il va quand même… Après une courte formation militaire… il est affecté à un poste d’ambulancier… C’est l’occasion pour lui… de faire l’expérience concrète de la guerre et de ses horreurs… Il voit défiler les morts et les blessés qui reviennent des premières lignes… Il entend les cris de douleur… et éprouve… lui le philosophe du surhumain… une certaine compassion… face à la souffrance… Le monde est souffrance… il le savait depuis sa lecture de Schopenhauer… mais il ne s’agissait que d’une souffrance métaphysique… celle de la volonté sans fin… Désormais… la souffrance… il la regarde dans les yeux des mourants… Et c’est aussi une des raisons pour lesquelles… il va peu à peu s’éloigner de Wagner… jusqu’au moment de la rupture définitive… Pourquoi ?… Et bien parce qu’il ne supporte plus son nationalisme…  Comprenons bien… qu’entre 1870 et 1876… il a rendu de nombreuses au couple Wagner… et a partagé avec des moments inoubliables… de complicité et d’amitié profonde… sans doute parmi les meilleurs souvenirs de sa vie… Mais à partir de 1876… date à laquelle… le théâtre de Bayreuth est construit et où se tient le tout premier festival de Bayreuth… en août 1876 pour être précis… et Wagner triomphe… il voit s’opérer un changement radical dans la personne de son ami… D’abord… Nietzsche déteste l’ambiance du festival… où l’empereur d’Allemagne… ainsi de nombreuses têtes couronnées sont invitées… Mais surtout… il ne supporte pas de voir Wagner… en qui il avait cru voir un allié… réformateur de la culture… se comporter comme un valet… au service de l’État… et d’une musique officielle allemande… Il est désormais le défenseur d’une idéologie… dont la ligne est de plus en plus agressive contre les autres pays d’Europe… et antisémite… Le dégoût de Nietzsche pour Wagner et sa musique… atteindra son paroxysme… avec l’opéra Parsifal… qui entend donner une représentation de la nationalité allemande… en la mêlant au sang du Christ dans le Graal… ainsi qu’aux différents mythes celtes… Dans son livre… Ecce Homo… il écrira 12 ans plus tard… que Wagner avait changé… qu’il ne le reconnaissait plus… et même… que celui-ci était tombé plus bas que les pourceaux… c’est à dire parmi les Allemands… c’est dire tout le bien que Nietzsche pense des Allemands… Ecoutons-le… : « … P.183»… Fin de citation… 

En ce sens… Nietzsche sent bien tout le danger pour sa pensée… à rester à proximité de Wagner… non seulement parce qu’il redoute qu’on l’assimile à ses idées et à son antisémitisme… ce que d’ailleurs la postérité ne manquera pas de faire… mais surtout parce que Wagner pourrait avoir tendance à se servir de l’oeuvre de Nietzsche pour sa propre gloire… Or… Nietzsche entend demeurer un esprit libre… S’il a accepté les idées de Wagner dans un premier temps… c’est parce qu’il était encore aveuglé par la personnalité écrasante du compositeur… ne voyant pas exactement le lien entre sa musique et la nationalisme allemand…

Par ailleurs… s’il a pu parler dans sa jeunesse d’invasion judaïque… ce qui lui est souvent reproché… c’est plus pour complaire à certains milieux de la bourgeoisie allemande… dont Wagner est très proche… et au sein de laquelle l’antisémitisme est alors extrêmement fort… que par conviction personnelle…

C’est ce qu’écrit…  encore une fois Dorian Astor… toujours dans la biographie qu’il consacre à Nietzsche… Il dit : « … P.106 »… Fin de citation… En effet… l’étude de la correspondance de Nietzsche… nous réserve des surprises… et l’on ne peut qu’en être pour le moins étonné… voire attristé… Mais enfin… il est certain néanmoins… que dès qu’il comprend sur quel fond repose la musique de Wagner… il s’en écarte…  et que s’il a pu se montrer ambitieux… cela ne fait pas de lui un antisémite… De la même manière… il considère que la victoire de l’Allemagne contre la France en 1870… est en réalité une totale défaite… selon son mot… car elle consacre tout ce qu’il condamne… et combat… L’histoire ne lui apparaît pas comme un progrès… Elle n’est pas l’affirmation et la victoire de la vie… mais au contraire le triomphe du réactif… du vulgaire… du déclinant… Pendant tout ce temps… en plus de la déception que représente son amitié avec Wagner… n’oublions pas que Nietzsche… est de plus en plus soumis à une grande nervosité… ainsi qu’à toutes sortes de maladies… qui s’accumulant… le fatiguent de plus en plus… C’est pourtant pendant les années 1870… qu’il se tourne définitivement vers la philosophie… et demande un poste dans cette discipline à son université… demande qui sera d’ailleurs refusée… car on ne le considère pas comme un philosophe… et on lui fait remarquer que de nombreux auteurs de cette discipline… ainsi que bon nombre de leurs oeuvres lui sont encore inconnus… ce qui est blessant mais vrai… car Nietzsche est un autodidacte en philosophie… et sa culture philosophique présente de grandes lacunes… Enfin… on lui fait remarquer que son doctorat ne repose pas sur un vrai travail de thèse… ce qui encore une fois est exact… Mais la vraie raison… est que la parution de la naissance de la tragédie… lui a valu beaucoup de critiques… voire de nombreux ennemis… On le considère comme un personnage délirant… et l’on comprend mal sa pensée… dans une Allemagne toute entière tournée vers l’empereur… et sa politique de domination… et fidèle au christianisme… Nietzsche est d’emblée un incompris… et le sera d’ailleurs de plus en plus… y compris au XX ème siècle… C’est un personnage qui n’est jamais vraiment à sa place… pour la bonne et simple raison… qu’il ne veut occuper aucune place précise… mais au contraire tout remettre en cause… tout questionner… Et en ce sens… il est vraiment philosophe… n’en déplaise aux professeurs de philosophie de l’université de Bâle… Il devient presque embarrassant de le fréquenter… parce qu’il pense à l’encontre de toute son époque… Alors… en 1879… il décide de quitter l’université et de mettre un terme définitif à son enseignement… C’est ainsi que commence pour lui… une période d’une dizaine d’années… faites de voyages à travers l’Europe… On pourrait même dire d’errance… entre la Suisse… notamment dans un village magnifique… au bord d’un lac au milieu des montagnes… du nom de Sils-Maria… où Nietzsche trouve calme et repos… mais aussi en France… notamment à Nice où il aime passer presque tous les hivers des années 1880… et en Italie… Pendant tout ce temps… ses maladies… vont s’intensifier toujours plus… ce qui ne l’empêchera pas d’écrire ses livres les plus importants… D’une certaine manière… en se détachant à la fois de Schopenhauer… de Wagner… mais aussi du milieu universitaire… Nietzsche va pouvoir donner à sa pensée… une liberté… et une acuité… qu’il n’avait pas encore pu atteindre… Sur ce point… notons qu’il accorde de plus en plus d’intérêt… à son style… lequel s’améliore par rapport à ses premiers écrits… et devient plus aérien… plus léger… plus incisif… bref… plus brillant… Il affectionne désormais l’aphorisme… la phrase courte… ciselée comme un diamant… mais dont la forme permet une pluralité de sens possibles… comme s’il fallait pour le lecteur… la mériter… par une longue… une très longue méditation personnelle… En ce sens… il est fasciné par les moralistes français… comme La Rochefoucauld par exemple… dont il jalouse la précision et la facilité dans le langage… De plus… comme les moralistes… il entend démasquer les hommes qui se cachent… derrière des conduites morales… Il veut montrer que toute morale… repose en réalité… sur un terreau fétide et immoral… que la vérité elle-même se fonde sur du mensonge… et que toutes valeurs absolues se tient toujours sur une certaine volonté… une volonté de domination… Sous des apparences vertueuses… celui qui fait la morale… et qui se présente comme le défenseur du bien… est toujours un menteur… qui vise le déploiement d’une certaine puissance personnelle… Bref… Nietzsche aborde une période clé… celle de ce qu’on a pu appeler la philosophie du soupçon… et qui vise à faire la généalogie des grandes valeurs morales… En ce sens… la fin des années 1870… et ensuite toutes les années 1880… seront celles des concepts clé de sa pensée…

Dans le même temps… Nietzsche… pense de plus en plus sérieusement à se marier… Cela dit… il n’entends pas faire un mariage d’amour… mais plus prosaïquement… il cherche une compagne… capable de s’occuper du quotidien… ce qui lui laisserait tout le temps de se concentrer sur son travail… Le problème est qu’il a du mal à supporter toute compagnie… quand celle-ci ne le stimule pas intellectuellement… Nietzsche est donc face à ses propres contradictions…  D’ailleurs… dans sa démarche même… il fait preuve d’une attitude que l’on peut qualifier pour le moins… d’étrange… Par deux fois… il va demander une jeune femme en mariage… mais plutôt que de se déclarer en personne… et de faire sa demande lui-même… il préfère passer par un intermédiaire… un ami… à qui il demande de faire sa demande pour lui… Attitude étrange en effet… qui laisse présumer que Nietzsche… soit était trop timide pour agir par lui-même… ce qui est possible… soit qu’il ne désirait pas vraiment se marier… ce qui pour le coup… est très vraisemblable… D’une manière générale… l’amour ne frappe pas très souvent à la porte du philosophe… et il est indéniable que sa vie… ait été d’une grande misère sexuelle… Simplement… il sait pertinemment que sa pensée ne peut se déployer qu’à la condition qu’il lui consacre toutes les ressources de sa personne… toute son énergie et toute son attention… De fait… nous ne connaissons de la vie sexuelle de Nietzsche… que quelques relations avec des prostituées… auprès desquelles il aurait d’ailleurs contracté la syphilis… d’après ces propres dires… en 1866… soit à l’âge de 21 ans… Pour certains… cette maladie… qu’on ne parvenait pas encore à soigner vraiment à cette époque… serait à l’origine des nombreux soucis de santé de Nietzsche… On sait aussi qu’elle pouvait évoluer en une perte des facultés mentales dans certains cas… et au bout de plusieurs années… De là à en conclure… que la folie de Nietzsche trouverait ici son explication définitive… il n’y a qu’un pas que certains n’hésiteront pas à franchir… Cependant… même si l’explication semble intéressante… il est néanmoins difficile de réduire un tel phénomène… c’est à dire la démence… à une seule explication… alors qu’elle relève surement d’un ensemble de circonstances… dont la concordance nous échappe toujours… Du reste… la folie de Nietzsche a souvent été un moyen bien commode pour ses nombreux ennemis… pour discréditer son œuvre… en la réduisant aux élucubrations d’un insensé… d’un fou… d’un dément… Mais de quoi s’agissait-il vraiment ?… Tumeur au cerveau… maladie cérébrale dégénérative… nous en le saurons probablement jamais…

 

Pour ce qui est des demandes en mariages de Nietzsche… c’est la seconde… qui est la plus intéressante… et qui nous en apprendra le plus sur lui… puisqu’il s’agit de la seule femme… dont à la connaissance des biographes… il ait jamais vraiment été amoureux… Elle s’appelle Lou von Salomé… et elle est âgée de 21 ans quand Nietzsche fait sa connaissance… en 1882… par l’entremise de ses amis… Plus tard… elle deviendra l’une des premières femmes psychanalystes… après sa rencontre avec Freud… Simplement… si Nietzsche est amoureux d’elle… non seulement il n’est pas le seul… car un ami commun… du nom de Paul Rée… l’est tout autant… lequel lui fait également sa demande en mariage… mais surtout la jeune femme n’éprouve pas les mêmes sentiments… et n’a pas l’intention de se marier pour le moment… Elle leur oppose donc… à tous deux… une fin de non recevoir… mais tout en continuant à les fréquenter assidument… C’est ainsi que va se produire l’un des épisodes les plus mystérieux… de la vie de Nietzsche… quand lors d’une promenade… alors qu’ils sont en voyage dans le Piémont… avec Lou… la mère de cette dernière… et Paul Rée… le philosophe entraîne la jeune femme… dans l’ascension d’une colline… le Mont sacré d’Orta… Ils s’éclipsent tous deux pendant plusieurs heures… attisant la jalousie de Paul… Plusieurs années plus tard… quand l’on demandera à Lou si elle a embrassé Nietzsche pendant cette escapade… elle répondra qu’elle ne s’en souvient plus… Le philosophe… lui… en parlera comme le plus doux et le plus beau moment de sa vie… Lou… a-t-elle embrassée Nietzsche… sur le Monte Sacro… ?… La question reste entière… Espérons-le pour lui… mais laissons leurs secrets… aux amoureux… Ce qui est certain… en revanche… c’est que le philosophe va revenir à sa solitude… Lou mettant de plus en plus de distance entre elle et lui… Le même jour… le trio se fera prendre en photo… Lou tenant les deux hommes… Nietzsche et Paul Rée… sous le fouet…

 

Les années qui suivront… seront les plus importantes du point de vue de l’écriture de ses livres… Parmi les grands textes… on compte Humain, trop humain avait déjà paru en 1878… Aurore… en 1881… Le gai savoir… en 82… Ainsi parlait Zarathoustra… qui paraît en deux temps… entre 1883 et 1885… Par delà bien et mal… en 1886… Généalogie de la morale… 87… et Ecce Homo… sorte d’autobiographie philosophique en 1888… Mais c’est notamment avec Aurore… que Nietzsche amorce une terrible attaque contre le christianisme… qu’il mènera maintenant jusqu’au bout… et radicalise sa critique contre la morale… dans laquelle il voit… une accusation de la vie elle-même… Mais comprenons bien… que cela s’inscrit de façon parfaitement cohérente… dans son entreprise de recréation et de renouvellement des valeurs européennes… Pourquoi ?… D’abord… souvenons-nous que… comme je le disais tout à l’heure… une valeur… au sens nietzschéen du terme… comme le bien ou la vérité… est une pulsion… C’est une pulsion… un instinct qui commence par s’opposer à d’autres instinct en concurrence avec elle… et qui… au bout du compte… finit par s’imposer à eux… Une valeur… c’est un instinct qui domine les autres… C’est qu’avec le temps… certaines valeurs se sont imposées… et elle se sont imposées à tel point… que Nietzsche dit… qu’elles ont été « incorporées »… c’est à dire… qu’elles sont se sont inscrites dans le corps des hommes… de manière à ce tout homme… les reconduisent… comme étant parfaitement naturelles… Ou si vous préférez… nos valeurs ne sont pas inscrites dans notre conscience… mais d’abord dans notre corps… lequel n’est rien d’autres qu’un réseaux de pulsions et d’instincts… C’est dans le corps que les valeurs s’inscrivent… de façon inconscientes… et donc sans débat… sans discussion… Or… explique Nietzsche… depuis 2000 ans… les valeurs dominantes en Occident… sont celles du christianisme… et de sa morale… Nietzsche considère la morale… comme un poison… une maladie… qui se répand depuis deux millénaires… dans l’organisme humain… pour le dominer… et distiller en lui… le poison de la mauvaise conscience… et de ce qu’il appelle l’idéal ascétique… c’est à dire… une vaste entreprise de négation de la vie… au profit des arrières mondes… Pour le dire simplement… fonder sa vie… sur la promesse d’atteindre un paradis… transcendant et donc hors du monde… c’est nier la nier la vie elle-même… et se porter vers la mort… En ce sens… tout idéal est en lui-même mortifère… et il faut le comprendre comme le symptôme d’une pathologie… d’un affaiblissement de la vie… bref… d’une décadence… Il s’agit donc pour Nietzsche… d’inaugurer un long travail… de renversement de ces valeurs… et donc de changement des comportements… et de rapport au monde… Il faut s’en délivrer… car c’est une question de survie pour l’homme… ni plus ni moins… Simplement… si Nietzsche… voit bien que depuis l’avénement de ma modernité… les hommes se sont largement détournés de Dieu… au sens de la religion… ils sont loin de s’en être totalement délivrés… car les valeurs instaurées par la religion… continuent d’exister sous d’autres formes… C’est le sens de sa célèbre formule dans le Gai savoir… Dieu est mort… Comprenons que pour Nietzsche… Dieu est mort… parce que les hommes s’en sont émancipés… notamment par la science… Simplement… si la science n’a plus besoin de dieu pour expliquer le monde… elle est encore tributaire de ce qu’il représente… c’est à dire un absolu… Il reste donc comme une ombre de Dieu… qui plane… au dessus de toute notre conception de la connaissance… En ce sens… la science reconduit l’idée de Dieu… dès qu’elle prétend à une vérité… comme un idéal absolu… et sur lequel elle fonde sa démarche de connaissance… Le dieu de la religion… ou la vérité de la science… c’est toujours le même idéal… et donc toujours la même négation de la vie… Dans ce contexte… tout l’enjeu du philosophe… dans les années 1880… est d’évoluer d’une philosophie du soupçon et de la critique… à une philosophie de l’acceptation du réel… et d’amour de la vie… Se libérer de la morale… et de ses valeurs mortifères… pour vivre libre… C’est une transformation qui… pour Nietzsche… ne peut se faire que dans la longue… voire la très longue durée… car on ne change pas les valeurs comme ça… aussi facilement… Mais Nietzsche va plus loin… pour lui… la domination d’un certain type de valeur… correspond à ce qu’il appelle… une volonté de puissance… Il ne s’agit pas d’une volonté personnelle de domination… mais d’une certaine disposition à être au monde… Par exemple… tout individu… qu’il soit homme ou animal… et même tout végétal… est puissance… et il se veut lui-même… il veut son propre accroissement… Simplement… Nietzsche constate… que… quand s’imposent des valeurs hostiles à la vie elle-même… alors la volonté de puissance se retourne contre elle-même… Elle ne veut plus son accroissement… mais sa propre destruction… C’est ce qu’il appelle… la décadence… L’homme de la morale… d’abord socratique… et ensuite chrétienne… est devenu décadent… D’où le dégoût que l’homme éprouve pour lui-même… notamment à l’époque de la modernité… En ce sens… il faut pousser cette volonté de puissance de la décadence… et la négation… à sa plus extrême limite… à son plus complet essoufflement… pour que la vie puisse se renouveler et donner naissance à un homme nouveau… celui qui sera libéré de la morale… et qui vivra de manière affirmative…

 

C’est en ce sens qu’apparaît la notion de surhumain… et qui a souvent été la cause… de toutes les incompréhensions par rapport à Nietzsche… parce que… quand nous entendons le mot « surhumain »… nous entendons communément… individu supérieur… Ce qui explique la récupération de Nietzsche… et ensuite sa falsification… faite par l’Allemagne nazie… Du reste… sa sœur Elisabeth… n’hésitera pas à falsifier les textes de son frère… pour les transformer honteusement… et en faire une préfiguration du national-socialisme… et des propos de Hitler lui-même… dont elle était proche… En réalité… le surhumain… ne désigne aucun individu en particulier… et encore moins un peuple… ou une race… mais plutôt une capacité… à se détacher des valeurs dominantes… et à vivre sans elles… en dehors d’elles… Et donc à vivre libres… en affirmant son amour pour la vie… Et en effet… il faut une force surhumaine… pour accomplir une telle chose… D’abord parce que se détacher des valeurs que l’on a incorporées depuis des générations… et que l’on nous transmet dès la naissance… est une épreuve immense… et ensuite parce qu’affirmer l’amour de la vie… malgré la souffrance qu’elle implique… est une exigence au moins aussi grande… On voit donc que la pensée de Nietzsche… est d’abord et avant tout… une pensée de la vie… une pensée de l’affirmation de la vie… sur les puissances réactives… Il ne s’agit plus de se demander… comme chez toute une tradition de philosophes… quel est le sens à donner à la vie… ou vers quelle vérité elle peut tendre… mais plutôt qu’est-ce que la vérité peut bien apporter à la vie elle-même… Nietzsche inaugure tous les grands thèmes qui seront ceux du XXème siècle… la force des pulsions… l’interprétation et la déconstruction des valeurs… la remise en cause de la science… la puissance métaphorique du langage… l’éternel retour du même dans l’histoire… ou encore le rejet de la pensée systématique… et l’on peut à bon droit le considérer comme un penseur du XXème siècle… pour ne pas dire le plus grand… même si de son vivant… il ressent la douleur de la solitude et de l’incompréhension… C’est une pensée du renversement… ainsi qu’une philosophie de la volonté… et non plus de la vérité… C’est une pensée de la vie et du vivant… c’est à dire… du corps et de la santé… voire de la grande santé… celle qui s’accompagne de la joie…

 

Mais alors justement… où en est la santé de Nietzsche lui-même… lui qui toute sa vie a été malade… et qui est… pourtant… le penseur de la victoire de la vie… ?… Ou si vous préférez… comment penser la vie… quand on est… dès le plus jeune âge… marqué par la mort… celle de son père et de son frère notamment… et par la souffrance ?… En effet… il souffre toute sa vie… Il est à moitié aveugle… il a des migraines à répétitions… voire traverse des périodes de dépression plus ou moins sévères… Il n’arrive pas non plus à vivre un amour durable… quitte souvent ses amis… et se fâche avec eux… voire les combat… comme c’est le cas avec Wagner… ce qui lui laisse toujours des séquelles… dont il ne peut s’empêcher de souffrir… Quand il apprend la mort de Wagner… il se demande même à quoi bon continuer à vivre… Enfin… après l’épisode de Turin… dont je parlais au début… il est interné dans une clinique de Bâle… puis de Iéna… avant de revenir chez sa mère… laquelle s’occupera de lui avec sa sœur… ce qui est là encore… certainement la pire fin qu’il pouvait craindre… tant il les déteste… Sa vie consciente… dure finalement peu de temps… puisqu’à partir de 1889… il va sombrer progressivement… mais très rapidement dans la folie… et enfin dans un état végétatif… jusqu’à sa mort… laquelle interviendra le 25 août 1900… Selon le mot de Lou Andreas-Salomé… bien après la mort de son ami philosophe… la vie de Nietzsche… est une biographie de la douleur… ce qui fait de sa philosophie… toujours selon elle… un combat héroïque… Alors… encore une fois… comment comprendre cette pensée de la vie… et surtout cette acceptation malgré tout… ce consentement à la vie dirait Camus… ?… Peut-être la réponse se résume-t-elle ici… en deux mots… deux mots latins… amor fati… c’est à dire l’amour du destin… l’amour de l’inéluctable… car à tout prendre… souffrir… c’est toujours la vie… Laissons donc la parole à Nietzsche lui-même… au moment de nous quitter… pour qu’il nous exprime son unique souhait… son unique désir… dans un texte intitulé « Pour la nouvelle année »… c’est à dire en somme… pour que la vie soit tous les jours… un nouveau début… un nouveau commencement… Nous sommes au paragraphe 276… du Gai savoir… « … »…

 

Pour aller plus loin (hors les œuvres de Nietzsche lui-même)  :

  • Dorian Astor, Nietzsche, Gallimard, 2011
  • Gilles Deleuze, Nietzsche, sa vie, son œuvre, PUF, 1965
  • Gilles Deleuze, Nietzsche et la philosophie, PUF, 1962
  • Patrick Wotling, La philosophie de l’esprit libre. Introduction à Nietzsche, Flammarion, 2008
  • Patrick Wotling, La pensée du sous-sol, Statut et structure de la psychologie dans la philosophie de Nietzsche, PUF, 1995
  • Stefan Zweig, Nietzsche, Stock, 1930

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le roman d’une vie : Spinoza

Le roman d’une vie : Spinoza

Ce matin-là… un dimanche… Spinoza était descendu de sa petite chambre… pour discuter avec ses logeurs et ses amis… Cela faisait déjà 7 ans qu’il vivait chez eux… depuis qu’il était arrivé à la Haye en 1670… Son médecin… Lodewick Meyers… lui-même tout juste arrivé d’Amsterdam au matin… avait recommandé qu’on lui prépare un bouillon de coq… L’histoire a parfois de drôles de coïncidences…. Car c’est aussi ce que demanda Socrate au moment de mourir… c’est à dire qu’on offre un coq au Dieu Asklépios… le dieu de la guérison… pour payer ses dettes… Spinoza est… selon les biographes… de bonne humeur… même s’il a été très malade la veille… et se montre aimable avec tout le monde… fidèle à son caractère joyeux et affable… Après quoi… il retourna dormir… et personne ne le revît… Et c’est seulement quand ses amis rentrèrent de l’église… un peu plus tard dans l’après-midi… qu’ils le trouvèrent seul… allongé sur son lit… Spinoza était mort… vers trois heures de l’après-midi… probablement des complications faisant suite à une phtysie… c’est à dire une tuberculose pulmonaire… et qu’il aurait contractée du fait de son activité de polisseur de lentilles… Spinoza était mort… à 44 ans… presque emporté par surprise… car il n’avait préparé aucune lettre… ni aucun testament… et cela même s’il savait sa santé de plus en plus fragile… Spinoza était mort… en ce 21 février 1677… Comportement étrange… le médecin lui-même avait disparu… le laissant seul dans la maison… et emportant avec lui le peu d’argent qu’il avait trouvé sur le petit bureau du philosophe… Celui-ci fût enterré quelques jours plus tard… le 25 février… et sa table de travail… fut envoyée à Amsterdam… avec plusieurs manuscrits inédits dont l’Ethique… le Traité de la réforme de l’entendement… le traité politique… et l’abrégé de Grammaire hébraïque… c’est à dire l’essentiel de l’oeuvre du philosophe… Tous ces textes furent édités la même année en néerlandais et en latin… sous le titre Oeuvres posthumes… et bien sûr… furent tous condamnés par les autorités civiles et religieuses dès 1679… et mis à l’index par l’Eglise… Alors… ils sont nombreux ceux qui… en apprenant la nouvelle… ce sont senti soulagés… de la disparition de Spinoza… Peut-être se sont-il dit… qu’au fond… à force de nier l’existence de Dieu… Spinoza avait été rattrapé par son créateur… Peut-être même ont-ils senti un infâme frisson de soulagement… à l’idée que plus jamais… l’Europe ne reparlerait de lui… car disons-le clairement… jamais philosophe ne fut plus honni et plus détesté que lui… Simplement face à tant de haine… il nous revient de nous demander… qui était vraiment Spinoza… ?… quel genre d’homme était-il ?… C’est un problème d’importance… c’est à dire un problème biographique… car poser cette simple question nous met ensuite face à l’obligation logique… d’en poser d’autres… à savoir… y a-t-il une différence entre sa vie et son œuvre… ?… ou encore pouvait-il être Spinoza… l’auteur de l’Ethique… en vivant autrement ?… Répondre à ces questions…. C’est enfin tenter de comprendre… pourquoi Spinoza est considéré comme l’un des plus grands philosophes de l’histoire des idées… mais aussi… à quelle urgence répond son œuvre… et surtout pourquoi… il a été l’un des hommes les plus haïs de l’histoire… peut-être même jusqu’à aujourd’hui… et dont l’oeuvre a été qualifiée de « mal pestilentiel »… par les plus hautes sphères du Vatican…

 

Pour tenter de comprendre la trajectoire de Spinoza…. Il nous faut remonter quelques 150 ans environ avant sa naissance… et faire le voyage en Espagne… En 1492 très exactement… c’est à dire la même année que celle de la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb…. C’est l’année de la Reconquista… c’est à dire de la victoire définitive d’Isabelle de Castille sur les Maures… et de leur expulsion de la terre d’Espagne… mais c’est aussi celle du décret de l’Alhambra… signé par la reine Isabelle… Le décret de l’Alhambra… c’est le texte par lequel la reine déclare qu’elle expulse tous les Juifs d’Espagne… qui ne voudront pas se convertir au christianisme… Et bien que bon nombre de juifs espagnols choisissent de rester dans leur patrie… et donc de se convertir… la grande majorité d’entre eux décident au contraire de fuir vers le Portugal… C’est là que nous retrouvons la trace des plus anciens ancêtres de Spinoza… du moins  ceux pour lesquels il existe des sources… Mais la terre du Portugal n’offre pas plus de confort aux familles juives que l’Espagne… Même après avoir été convertis… ceux qu’on appelle alors les conversos… sont stigmatisés… pourchassés… et torturés… Les autorités politiques et religieuses… sous la houlette de la sainte inquisition… les soupçonnent de continuer à pratiquer leur foi… et d’avoir secrètement conservé leurs anciens rites… On les appelle les marranes… qualificatif extrêmement péjoratif… qui vise à les assimiler à des porcs… autant qu’à des traîtres… C’est pourquoi… ils sont le plus souvent réduits à l’exil… à travers l’Europe… C’est dans ce contexte… que la République des provinces-unis des Pays-Bas… fait rapidement figue de terre d’accueil pour de nombreux réfugiés juifs… car on y pratique la liberté politique et la tolérance religieuse… On a le droit de s’exprimer librement… de dire ce que l’on pense… et d’agir en conformité avec ses convictions… C’est un pays où le droit de chacun est respecté… à tel point d’ailleurs que le philosophe René Descartes en personne… déjà célèbre à travers tout le continent… juge bon d’aller s’y installer… Il y trouvera beaucoup plus de calme et de sérénité qu’en France… et il y vivra quasiment les 20 dernières années de sa vie avant d’aller mourir en Suède… en 1650… Le pays se pose en rival de la France… de l’Angleterre et de l’Espagne sur les plans politique et stratégique… et dispose d’un empire colonial important… dont on n’a plus idée aujourd’hui… mais qui lui ouvrait toutes les voies maritimes de la planète… C’est pourquoi c’est aussi une puissance économique prospère… où l’on associe volontiers l’enrichissement personnel… le développement des techniques et des arts… ou encore l’ostentation et le luxe… à des marques de bienveillances divines… Pedro Isaac Espinoza… le grand-père du philosophe… transitera quelques temps par la France… notamment à Nantes… avec sa petite famille… avant d’arriver à Amsterdam où il s’installera définitivement… au début du XVII ème siècle… Les Espinoza… sont donc une famille d’immigrés juifs séfarades d’origine portugaise et espagnole… qui vont trouver à Amsterdam… à la fois la liberté de culte… d’opinion et de commerce… Michael… le père du philosophe… va se marier trois fois… et prospérer dans l’import-export… et le commerce de produits en provenance du sud de l’Europe… Le petit Bento… de son nom portugais… appelé également Baruch de Spinoza… naît en 1632… dans un quartier du centre d’Amsterdam… situé non loin de l’atelier du peintre Rembrandt… Il perd sa mère à l’âge de six ans… et sera élevé par Esther… la dernière femme de son père… Son enfance n’est pas marquée par la pauvreté… contrairement à une légende tenace… et elle est plutôt confortable… Il fréquente la communauté juive Talmud-Torah… et se distingue très vite… à l’école de la synagogue… par une intelligence vive et précise… qui met souvent ses professeurs en défaut… par les questions qu’il pose… lesquelles sont toujours à la fois justifiée et embarrassantes… et donc en ce sens… vraiment intelligentes… Ce qui l’intéresse dès le plus jeune âge… c’est de comprendre… et donc de remettre en question ce qu’on lui présente comme des vérités indiscutables… notamment en ce qui concerne la toute puissance de Dieu… Sa soif de connaissance… qui devrait pourtant être apprécié par n’importe quel professeur… ne tarde pourtant pas à éveiller la susceptibilité de ses maîtres… qui y voient le défi d’un petit orgueilleux… qui se prépare lentement à l’impiété… ainsi qu’à une attitude irrespectueuse envers les anciens… si on le laisse continuer dans cette voie… C’est d’ailleurs à cette époque… en 1640… Spinoza a 8 ans… que la communauté juive d’Amsterdam… fait subir un terrible châtiment ainsi qu’une humiliation… à un philosophe dévoyé… Uriel da Costa… qu’on accuse d’avoir renié la Foi révélée et d’avoir contesté l’immortalité de l’âme… On ne sait pas si Spinoza est présent… quand on inflige 39 coups de fouets à Uriel da Costa … On ne sait pas s’il a vu… le malheureux étendu sur le sol… les plaies à vif… pour que tous les membres de la communauté l’enjambent… pour lui faire sentir sa soumission… Mais on sait que cette histoire va avoir un terrible effet sur lui ensuite… quand il s’agora de développer sa propre pensée… car il va faire siennes l’essentiel des idées de Da Costa… et il s’en souviendra quand il s’agira de se montrer prudent… Penser n’est pas un acte anodin… car cela veut dire que l’on remet nécessairement en cause… le monde tel que les autres le voient… et cherchent à l’imposer… Et cela même dans une république aussi libre et tolérante que les provinces-Unies des Pays-Bas… De toute évidence… on ne plaisante pas… avec l’amour de Dieu… Mais n’en déplaise aux maîtres de la communauté… cela ne fait que raffermir le jeune Spinoza dans son désir de savoir… car il sent bien… que le coups donnés à un philosophe… ne suffisent pas à répondre à ses arguments… Dès lors… et même s’il est difficile de dire à quel moment il a pris sa décision de se diriger vers la philosophie… tout se passe comme si le retour à une relation apaisée et confiante avec sa communauté devenait de plus en plus impossible… Il va même s’en détacher progressivement… et cela… comme on va le voir… jusqu’au point de non retour…

 

En grandissant… Spinoza va se mettre à fréquenter les milieux libéraux… et cela dans le contexte intellectuel et culturel offert par son pays… Il a 20 ans en 1652… quand il fait une rencontre essentielle dans son parcours… un ancien jésuite… renvoyé de la compagnie… avant d’avoir pu devenir prêtre… reconverti en directeur d’une école de latin pour jeunes gens issus de la bourgeoisie qui souhaitent entrer à l’université… Son nom est Franciscus Van den Enden… En réalité… on l’accuse d’athéisme… purement et simplement… Son parcours le conduira plus tard jusqu’en France… où il sera pendu en place publique en 1674… pour avoir comploté contre le roi Louis XIV… C’est un libre penseur dont l’influence sur le jeune Spinoza est capitale… car celui-ci… encore tout jeune… est en pleine formation intellectuelle… Il va trouver chez son nouveau maître… les premières armes qui lui serviront à forger son esprit… à savoir l’étude du latin d’abord… qu’il finira par maîtriser parfaitement… ce qui est essentiel car les traités de philosophie s’écrivent en latin… ce qui sera le cas de l’Ethique… Mais aussi… Van den Enden va lui transmettre tout l’héritage culturel porté par la langue latine… c’est à dire les poètes classiques de l’antiquité… ainsi que leur vision du monde… Il découvre notamment Sénèque… Lucrèce et l’épicurisme… et le stoïcisme impérial… Enfin… van den Enden… lui donne les clés pour comprendre les textes philosophiques les plus contemporains… notamment ceux de Descartes… ce qui là aussi… est d’une importance capitale… car au XVII ème siècle… on ne peut faire de la philosophie qu’à partir du philosophe français… Il est pour ainsi dire… celui qui a tout inventé… à savoir une métaphysique moderne… posant clairement le problème de la relation entre le corps et l’esprit… mais aussi tous les problèmes qui en découlent… et toutes les difficultés qu’il y a à penser… et à prouver l’existence de Dieu… Spinoza sera donc d’abord un cartésien… et en un sens il le restera même toute sa vie… tant par admiration que par nécessité de démarche… celle de la raison… Simplement…. Il deviendra un cartésien en désaccord avec le maître… jusqu’à le remettre en cause… et le contredire… par sa propre philosophie…

C’est en suivant les cours de Van den Enden… que Spinoza fera la connaissance de sa fille… la jeune Clara-Maria… alors âgée de 16 ans… et dont il tombera amoureux… C’est un détail suffisamment intéressant pour être noté… car il n’y a quasiment aucune intrusion féminine dans le vie de Spinoza… et il est fort probable qu’il ait croisé un autre jupon… ne serait-ce qu’une fois dans sa vie… Cela dit… cette courte expérience de l’amour… est aussi une profonde déception pour lui… car s’il envisage de la demander en mariage… il se trouve que la jeune femme n’est pas disposée à accepter sa demande s’il n’accepte pas de se convertir au catholicisme… ce qui pour Spinoza est tout à fait hors de question… Non pas parce qu’il vient de la communauté juive… vis à vis de laquelle il s’éloigne de plus en plus… mais surtout parce qu’il ne veut pas vivre dans l’hypocrisie… c’est à dire selon des principes en lesquels il ne croit pas… et dont il commence à contester philosophiquement les fondements… L’existence d’un Dieu transcendant… compris comme une personne… avec les mêmes passions que les hommes… amour, colère… l’immortalité de l’âme…  le Bien et le mal comme références des valeurs absolues… tout cela lui semble absurdes… et son œuvre majeure… c’est à dire l’Ethique aura justement pour objet de les remettre en cause… Alors… quand il voit que la belle Clara manifeste de l’inclination pour un rival… lequel lui offre un collier de perles… et qu’elle accepte… Spinoza dit éprouver du dégoût… et décide de partir… Simplement… au cours de toutes ces années… Spinoza est passé de l’adolescence… à l’âge adulte… Il n’est pas encore le philosophe que nous connaissons… mais il est devenu un jeune homme… doué d’une remarquable culture… Il possède les grands enjeux de la philosophie de son temps… et sur lesquels il va pouvoir intervenir… à partir du moment où il aura travaillé à la mise en forme de ses propres réponses… Et surtout… il a d’ores et déjà défini l’essentiel de ses préoccupations philosophiques… ce qui va l’occuper toute sa vie… à savoir se mettre en quête d’un bien véritable… qui ne soit pas soumis aux biens passagers comme la gloire ou la richesse… D’une certaine manière… il sait qu’il est en train de devenir philosophe… il le constate… et il déclare qu’il veut partir en quête d’un bien qu’il le remplisse de satisfaction et qu’il ne pourrait pas perdre… quelles que soient les circonstances… Et cette chose… qu’il veut et qu’on ne pourrait lui prendre… qui serait suffisante à elle seule pour remplir sa vie… mieux que ne sauraient le faire les biens matériels… la renommée… ou encore l’amour d’une jeune fille… c’est la joie… Bien sûr tout cela n’est pas incompatible… mais il observe qu’une joie véritable dans l’existence… ne peut reposer sur toutes ces choses… car cela serait prendre le risque de ne plus être joyeux au moment où on les perd… Il lui faut donc trouver une joie qui ne tiennent qu’à lui-même… et la satisfaction de son être… seul bien véritable… C’est en ces termes qu’il écrit dans l’introduction de son livre Traité de la réforme de l’entendement… petit texte qu’il ne finira jamais… et c’est bien dommage… que la joie est l’objet de sa quête… Il explique comment… tout jeune… il en est venu à se tourner vers elle… et à y voir l’objet le plus essentiel de toute vie… Ecoutons-le… « …p.38 »… Fin de citation…

Le grand problème de Spinoza… pour le dire très simplement… c’est dès le début… et jusqu’à la fin de sa vie… de comprendre les mécanismes qui conduisent l’homme à la joie… Or… si la jouissance des biens lui semble insuffisante pour atteindre une vie véritablement joyeuse… à partir du moment où le désir se donne des objets toujours différents et ne nous permet aucun repos… aucun calme… ce n’est pas pour autant qu’il faut renoncer à tout désir matériel… ni à toute jouissance… Il avoue lui-même dans le même texte… que malgré… ce qu’il dit des biens matériels… il reste dans le même temps attaché aux choses du monde… dont il n’entend pas se passer totalement… Il s’agit donc pour lui… de savoir comment jouir des biens… sans en devenir esclave… C’est ainsi que la vie du philosophe… comme on va le voir… est l’expression de cette idée… et qu’on peut parler à cet égard… de vie philosophique… Non pas parce qu’il va vivre dans une sorte d’indépendance forcée par rapport aux richesses… et qu’il ne possédera quasiment jamais rien… mais simplement parce que… s’étant tourné vers la recherche d’un bien véritable… une pure satisfaction d’exister… il ne lui manquera plus rien… Sa vie est déjà complète… pleine si vous préférez… à partir du moment où il peut exercer son esprit… et pratiquer la pensée… Pourquoi ?… Et bien simplement parce qu’une idée n’est pas… comme le dira Spinoza dans l’Ethique… une peinture muette sur un tableau… Elle est action… et à ce titre réalisation de soi… Dès lors… penser, cela revient tout simplement pour le philosophe à être à sa place… et à se réaliser lui-même… à se déployer pourrait-on dire… D’où la joie… C’est pourquoi… penser avec Spinoza ne revient jamais à subir des injonctions moralisatrices… sur la nature même de ce que vous désirez en tant qu’hommes ou en tant que femmes… Spinoza vous dit… tu préfères les richesses… la vie luxueuse… et la jouissance… et bien soit… cela ne pose strictement aucun problème… Simplement… tu réaliseras par toi-même que tu ne pourras jamais être heureux de cette façon… car tu te soumettras tout seul… aux aléas de ton propre désir… et tu verras que tu n’auras aucun contrôle sur lui… et que tu en seras même le jouet… Un jour tu voudras telle chose… et un autre… telle autre chose… et sans comprendre pourquoi… ton désir te feras immanquablement passer d’un objet à un autre… te faisant souffrir car t’interdisant toute satisfaction durable… Cette souffrance que tu ressentiras… ne seras pas le fruit d’une nature vicieuse qui serait la tienne… faute de vouloir des choses plus élevées… pas du tout… et en ce sens le désir ne doit pas en lui-même… être considéré de façon morale… mais c’est simplement que tu te trompes sur l’objet que tu attaches à ton désir… Ce n’est pas un problème moral… mais un problème de compréhension… Et si tu souffres… c’est parce qu’il te faut apprendre… non pas à maîtriser le désir comme le voudraient les moralistes… ce qui est impossible… mais plutôt à saisir son fonctionnement… Comprendre comment le désir fonctionne en toi… comme en tout homme… c’est d’une manière plus large comprendre le fonctionnement de la nature elle-même… dont tu n’es qu’une modalité… Et cette compréhension est non seulement capitale pour ne pas être le jouet de toutes les chimères moralisantes… des fanatiques notamment… mais c’est surtout l’acte fondateur de toute joie véritable dans ta vie… parce que dès lors que tu comprends comment le désir te travaille… alors tu n’a plus à t’y soumettre… Tu ne lui opposes plus de résistance… parce que c’est justement la résistance qu’on oppose à un désir qui nous fait souffrir… mais c’est simplement que le désir de tel ou tel objet inutile… cesse en toi… et s’oriente vers quelque chose d’autre… mais cette fois de plus utile… Il s’agit donc d’une liberté… permise par la compréhension rationnelle… géométrique même du désir… et qui se définit comme une joie… La joie est une puissance… comprenons une puissance d’agir… c’est un moteur qui vous met en mouvement… Et de fait… être joyeux… c’est avoir la capacité d’agir et d’entreprendre toutes choses qui vous semblait… jusque-là impossible… En un mot… c’est le bien dont il explique dans le texte que j’ai cité tout à l’heure… comment il est parti en quête… et cela aux alentours de ses vingt ans… Bref… c’est dans ces années… celles de l’enseignement qu’il reçoit chez son maître et ami Van der Lenden… que tout commence à se mettre en place… et que la figue du philosophe se dessine progressivement…

 

On comprend pourquoi… arrivé à l’âge de 24 ans… en 1656… Spinoza en vient à un point de non retour… et qu’il va devoir mettre un terme définitif à ses anciennes attaches… En quelques mois… Spinoza a perdu l’essentiel de sa famille… dont les membres sont presque tous morts les uns après les autres… ne lui laissant que sa sœur Rebecca… La mort de son père lui a laissé la charge de l’entreprise familiale… mais les dettes accumulées au fil des années… ne lui offrent aucun espoir pour la sauver… sans compter qu’il ne se sent pas vraiment une âme de gestionnaire… Enfin… la congrégation Talmud-Torah… ne cesse de l’attaquer pour athéisme… et lance la même année un herem contre lui… c’est à dire pour le dire simplement… une procédure d’excommunication… qu’il accueille avec une certaine distance… parce qu’elle lui offre l’occasion de clarifier les choses… En réalité… ces mêmes autorités religieuses lui auraient proposer une rente annuelle de 1000 florins pour cesser toute activité philosophique… et ne pas faire de vague… Mais Spinoza n’est pas homme à se laisser corrompre… Il décide donc de décliner… tout en sachant que l’affaire n’en restera pas là… Un de ses amis… le peintre Van der Spyck…. Rapporte même qu’il aurait été victime à la même époque d’une tentative d’assassinat… Un inconnu se serait approcher de lui dans la rue… et lui aurait asséner un coup de poignard… déchirant son manteau… C’est une attaque sans conséquence pour sa santé… mais tout de même… un sérieux avertissement… qui le conduira à garder ce manteau déchiré par devers lui… jusqu’à la fin de ses jours… pour ne pas oublier les risques que lui fait courir l’activité philosophique… Etre philosophe n’est pas sans danger… il le savait depuis le châtiment d’Uriel da Costa… mais il prend conscience qu’il va devoir redoubler de prudence pour sa propre sécurité… C’est pourquoi il adopte également la devise latine Caute… qui signifie littéralement « sois prudent »… et qu’il fait figurer sur son sceau… sous une rose… symbole de secret… avec ses initiales… B d S… pour Baruch de Spinoza… Spinoza… est un homme du secret… non pas de l’intrigue… mais de la prudence pour sa vie… et celle de ses amis… Et cette année 1656 marque un tournant… avec le herem prononcé contre lui le 27 juillet très exactement… dans la synagogue d’Amsterdam… et dont… pour bien saisir toute la violence… je vais vous lire le contenu… car il est parvenu jusqu’à nous et nous le connaissons mot pour mot… Comprenons bien qu’il s’agit d’une excommunication… et donc à ce titre d’un bannissement religieux… qui ne concerne pas les autorités civiles… Le voici… tel qu’il est rapporté dans la biographie… Spinoza, une vie… de l’historien de la philosophie Steven Nadler… laquelle fait aujourd’hui autorité… « … »… Fin de citation…

 

On voit que le bannissement de la communauté juive… équivaut également à une malédiction… voire à une mort sociale… et cela pour s’être rendu coupable de multiples et horribles hérésies… c’est à dire entre autres choses… avoir remis en cause l’existence de Dieu… du moins dans la forme que les religions monothéistes lui donne… c’est à dire celle d’un dieu personnel… ou si vous préférez… qui ressemble à une personne… avec les mêmes affects… voire la même apparence… Il pense également que l’âme n’est pas immortelle… que les religions n’existent que pour soumettre les âmes faibles… et en proie au désespoir… voire pour rendre les hommes encore plus malheureux…en jouant sur leurs superstitions… sans jamais faire appel à leur raison… On voit que les raisons ne manquent pas pour condamner Spinoza… d’autant que certains biographes ont pu également donner d’autres prétextes pour cette condamnation… y compris politiques… car en sacrifiant un homme comme Spinoza… la communauté dont il était issu pouvait donner des gages aux partisans de la monarchie… ce qui servait ses intérêts… Mais la réalité profonde à l’origine de cette procédure… demeure encore un mystère… L’accusation ne tient presque sur rien… juste quelques témoignages malveillants tout au plus… La réalité… c’est qu’à cette époque… Spinoza n’a encore rien publié… et s’il est mis ainsi en accusation… c’est parce que penser… représente déjà une activité subversive… Mais alors que le philosophe est normalement condamné… à quitter Amsterdam… mais il va y demeurer néanmoins… attisant toujours plus la haine des religieux à son égard… Ce n’est qu’en 1660… soit 4 ans après sa condamnation… qu’il finira par quitter la ville… pour aller s’installer à Rijnsburg… non loin de l’université de Leyde… où il va prendre des cours… et se rapprocher de plusieurs groupes de réflexion philosophiques… dont il partage les idées libérales… Il s’y forge de solides amitiés… et constitue rapidement autour de lui un véritable cercle favorable à son travail… et qui voit en lui… un penseur majeur pour la définition et la promotion… des idées de liberté et de laïcité… Certains spécialistes de Spinoza et de la pensée du XVII ème siècle… notamment Maxime Rovere… dans son livre très intéressant Le clan Spinoza… considèrent  aujourd’hui… que se sont ces échanges… qui sont au coeur de la pensée du philosophe et qui lui aurait permis d’écrire l’Ethique notamment… Sans ces collaborations avec des personnes aussi compétentes… et dont la seule intention… était de promouvoir la raison humaine de façon parfaitement désintéressée… peut-être Spinoza… ne serait pas parvenu à produire une œuvre aussi importante… Ces cercles sont donc au coeur du processus de réflexion du philosophe… et sa pensée se nourrit de celle de ses amis… dont les liens intellectuels sont autant de liens affectifs… Certains comme Simon de Vries… Jan Rieuwerttsz… Peter Balling… pour ne citer qu’eux… mais ils sont en réalité bien plus nombreux… sont la véritable famille de Spinoza… et ce sont eux qui s’occuperont de faire publier son œuvre et de la diffuser après sa mort… Ils organisent des réunions de travail… réfléchissent de leur côté à certains points essentiels de la doctrine… traduisent ses premiers textes en néerlandais… ou encore établissent des argumentaires contre les idées de Descartes… dont ils sont de fins connaisseurs… Bref… nous sommes ici… avec les amis de Spinoza… au centre d’une bataille intellectuelle européenne… dont l’enjeu n’est pas moins que de définir la modernité… Certains d’entre eux seront d’ailleurs arrêtés… et finiront en prison… Ils pensent non seulement les moyens de parvenir à la compréhension rationnelle de la nature… et donc de se délivrer des fables et des superstitions… mais aussi les modalités d’un contrat social et politique… qui permettrait l’apparition d’un Etat éclairé et bienveillant… faisant de la liberté d’expression la garantie de sa propre stabilité… Enfin… il est plus globalement encore question… de définir le réel de façon mathématique… et donc de sortir la définition de l’homme hors de la sphère de la religion… et même la notion de Dieu… conçu comme la nature elle-même… L’organisation générale de l’oeuvre de Spinoza… et notamment de l’Ethique… sera conçue de manière mathématique… et géométrique… et cela malgré tous les reproches qu’on a pu lui adressés pour cela… Comprenons que l’éthique notamment… c’est un ensemble de définitions… d’axiomes… c’est à dire de postulats qu’il serait trop long pour Spinoza… de tenter de démontrer et qu’on doit donc accepter tels quels pour la démonstration… de propositions… de scolies… d’appendices… etc.… C’est pourquoi c’est une lecture compliquée… et qui ne se présente pas exactement à la manière classique de la rhétorique… Mais alors pourquoi Spinoza fait-il cela ? Ne passons pas à côté de ce problème… car s’il n’est pas question pour nous… de parler de la doctrine elle-même ici… ce point est tout de même fondamental… Pourquoi Spinoza veut-il géométriser le réel… à commencer par Dieu… c’est à dire la nature… et ensuite l’homme… c’est à dire ce champ de forces dominé par des affects… Et bien simplement parce qu’en géométrisant la nature… c’est à dire en montrant la logique impersonnelle à l’oeuvre dans les affects que chacun ressent en lui-même… comme le désir… la joie… la tristesse… la peur… la colère… et ainsi de suite… il donne à son raisonnement la force d’une démonstration universelle… et donc implacable… Les affects ne sont pas sans raison… au contraire… ils répondent à des mécanismes… qui sont ceux de la nature… et que l’on peut comprendre rationnellement… afin de ne plus en souffrir… Tout ce qui se produit en nous… et plus largement dans la nature… est donc le résultat d’un processus rationnel… que l’on peut donner à voir à la manière de la géométrie… Tout est là… Il donne la nature à voir comme une mécanique… c’est à dire comme un ensemble de phénomènes… qui n’a rien à voir ni avec la morale ni avec le sacré… C’est le principe de raison qui est au coeur de toute la démarche… Bref… on voit à quel point l’entreprise est ambitieuse… tant sur le plan de la liberté personnelle conquise par rapport aux affects individuels… que sur celui des institutions politiques… qui en découlent… et on comprend également pourquoi… cette réflexion nous concerne directement encore aujourd’hui… sur les deux plans… Enfin… on voit aussi en quoi cette pensée… est éminemment dangereuse au XVII ème siècle…

Cette période des années 1660… jusqu’aux années 1670… est celle où Spinoza écrit le plus… Il se lance notamment dans la rédaction de l’Ethique… mais l’interrompt en 1665… pour se consacrer jusqu’en 1670… à celle du traité théologico-politique… dont l’urgence ne souffre à ses yeux aucun délai… puisqu’il s’agit de critiquer la superstition… de faire une analyse historique de la bible… et de séparer la philosophie de la théologie… C’est à cette époque également que son mode de vie s’affirme indépendamment de tout superflu… Il mène une vie sobre qui fait l’admiration de ses proches… sans pourtant renoncer à toute forme de plaisir… Il affectionne les conversations avec ses amis… et montre son caractère ouvert et aimable… toujours disposé à échangé des idées… à argumenter… tout en étant à l’écoute… C’est un Spinoza de la maturité… dont la puissance de l’esprit transparaît à travers sa manière de conduire sa vie… Il a des affects qui le traversent… et le travaillent… comme tout homme… mais sait comment les mettre à distance… et les apaiser… En ce sens… il exerce ses idées… et pratique la joie… Il donne en tous point… l’image d’un ami loyal… que l’on a plaisir à retrouver pour échanger des idées… et qui… d’un tempérament solide… sait se montrer de bons conseils… Il mène sa vie pour faire triompher ses idées… dans le désintéressement le plus total… et même si certains lui propose parfois de fortes sommes d’argent pour l’aider… il refuse… préférant garder son indépendance… qu’il considère comme un privilège… C’est notamment le cas… à deux reprises… quand en 1673… un prince lui propose une chaire de philosophie à l’université de Heidelberg en Allemagne… et surtout quand… la même année… c’est le prince de Conde en personne… grand général mais aussi intellectuel fin et brillant… cousin de Louis XIV de son état… qui lui propose de s’installer en France… et lui fait cadeau d’une pension… qu’il refuse également… Pourquoi ?… Et bien simplement parce qu’il sait bien que proposer de l’argent à un philosophe… cela revient inévitablement à le soumettre… et donc à en faire le contraire d’un penseur… c’est à dire un simple agent du régime… Alors… de quoi vit Spinoza exactement ?… s’il ne possède rien… et qu’il refuse les honneurs qu’on lui fait ?… Et bien Spinoza a un métier… il est polisseur de lentilles… c’est à dire qu’il est devenu un spécialiste… et même un spécialiste réputé dans toute l’Europe… du polissage du verre destiné à la fabrication des microscopes et des télescopes… Et cela ne peut être le fruit du hasard quand on songe que l’optique… c’est la grande aventure scientifique du XVII ème siècle… c’est à dire la découverte du monde sous l’angle de l’infiniment petit… et de l’infiniment grand… Descartes lui-même a laissé un traité sur l’optique… ou tout est faux d’ailleurs… mais où néanmoins il tente de répondre à des problématiques importantes posés aux grands esprit de son temps… L’optique… c’est tenter d’y voir plus clair… c’est vous dire si l’aventure scientifique a des tonalités en matière de philosophie… Et pour Spinoza… en particulier… l’enjeu est de vivre honnêtement d’une activité… dans laquelle il est passé maître évidemment… afin de conserver son indépendance… c’est à dire qui lui permette de continuer à penser… C’est pourquoi il s’est choisi un métier… et n’est pas devenu professeur… c’est à dire une sorte de philosophe aux ordres… Penser… c’est une exigence de liberté… qui exclut tout compromis… Et il est bien conscient que l’aventure philosophique… doit être menée dans le renoncement à ses besoins… et la fidélité à un certain nombre de principes simples… parmi lesquels figure au premier rang l’incorruptibilité… Car oui… Spinoza est un incorruptible… ce qui n’est pas la moindre de ses qualités…

 

Et pourtant… c’est précisément dans ce contexte du début des années 1670… que les choses vont s’accélérer pour le philosophe… notamment en raison d’un bouleversement politique… au sein des Provinces unies… En 1672… Louis XIV a envahi les Pays-Bas… et c’est son cousin le grand Condé… celui-là même qui proposera de l’aide à Spinoza… qui est chargé d’occuper le pays… la population rejette alors la faute de ce désastre militaire et politique… sur le compte de la république… qu’elle commence à considérer comme un régime trop faible… et par trop libéral… et sur ses dirigeants… à savoir les frères Jan et Cornelius de Witt… lesquels représentent un rempart et une protection contre les prétentions monarchiques de Guillaume d’Orange… Le 20 août 1672… alors que Jan… va faire sortir son frère de prison… les deux frères sont rattrapés par la foule et lynchés avant d’être pendus… Cet acte ignoble… ce déchaînement de haine affreux et injustifiable… va signer l’arrivée d’une monarchie déguisée et l’affaiblissement des libertés publiques… ce qui bien entendu… met Spinoza dans un état de colère qu’il n’avait jamais connu auparavant… Le philosophe Leibniz… qui avait rendu visite à Spinoza à la même époque… rapporte dans une lettre… que Spinoza aurait voulu sortir de nuit… pour placarder des affiches… sur les murs de la capitale… La Haye (où il est venu s’installer depuis 1670)… placarder des affiches avec ces mots… « ultime barbarie »… pour dénoncer ce double meurtre… Leibniz explique que les logeurs de Spinoza… l’en auraient empêcher au dernier moment… pour des raisons de sécurité… En clair… ce à quoi le philosophe assiste… impuissant… c’est le retour implacable de la tyrannie… dans laquelle le peuple tout entier se précipite… en l’accompagnant au passage… du déchaînement irraisonné de ses affects de haine… Il en frémit… car il voit s’obscurcir d’un coup le ciel de la raison… et de la concorde permise par la pensée… C’est d’ailleurs la même année… 1672… qu’il met enfin un terme à son chef d’oeuvre… L’éthique… dont il avait reporté la rédaction quelques années plus tôt… comme je le disais tout à l’heure… mais qu’il préfère ne pas publier… vu le climat de haine… que lui-même inspire toujours davantage… et auquel vient maintenant s’ajouter… celui du pays en général… La prudence… toujours la prudence… est plus que jamais une nécessité… Les temps ne sont pas encore venus… pour permettre à une œuvre aussi novatrice… de s’imposer… et à la liberté de rayonner autant dans les esprits que dans les états… Dans le même temps… il entretient une correspondance relativement abondante avec bon nombre de savants à travers l’Europe… mais aussi avec des personnages plus obscurs… avec qui il ne rechigne pas à échanger malgré les insultes… tout en répondant toujours avec calme… et même avec politesse… C’est ainsi par exemple… qu’il reçoit les lettres d’un ancien ami… un jeune étudiant du nom d’Albert Burgh… qui avait été jadis un admirateur… mais qui s’est depuis… converti au christianisme… en se laissant aller aux idées les plus radicales… Sa prose est la démonstration de la haine que Spinoza inspire à des esprits qui ont progressivement renoncé à la raison… et dont je vais lire ici un passage… issu de la lettre n°67… mais qui n’est pas unique en son genre… et que l’on peut retrouver dans le volume consacré à la correspondance du philosophe… chez Garnier-Flammarion… Burgh écrit… « … »… Fin de citation…

 

Il est difficile de dire jusqu’à quel point… ce climat de haine envers Spinoza a eu un effet sur sa santé déjà fragile… Peut-être n’en a-t-il eu aucun… mais pour autant… il est vrai qu’il ne lui reste plus très longtemps à vivre… Au milieu des années 1670… la quasi totalité de son œuvre est déjà écrite… et ne demande plus qu’à être publiée… avec toute la prudence nécessaire pour les traducteurs et les éditeurs qui s’en chargeront… Il ne lui reste plus qu’une sœur… Rebecca… qui se souciera d’abord d’un éventuel héritage laissé par son frère… qu’elle n’a pas revu depuis de nombreuses années… avant de se rendre compte qu’il ne laisse rien… à part quelques livres et de petits objets sans valeur marchande… Devant l’indigence de son frère… et le souci de devoir payer les dettes… ce qu’elle souhaite éviter… elle abandonnera toute prétention à hériter quoi ce soit… Son frère lui semble surement un être étrange et obstiné… qui a vécu sa vie… en brandissant une science qu’elle considère comme tout droit venu de l’enfer… car enfin… à ses yeux… il est toujours Spinoza le maudit… le Spinoza du herem lancé contre lui… lequel interdit à quiconque le moindre contact avec lui… Pourtant… à bien y regarder… le véritable héritage de Spinoza… ne relève pas de ce genre de valeur… Ce dont il s’agit… au-delà même de sa doctrine elle-même… dont j’ai très peu parlé… parce que ce n’est pas mon propos ici… du moins pas directement… c’est d’une façon de vivre… ou si vous préférez… d’un art de mettre ses idées en pratique concrètement… et dont Spinoza est un exemple… La vie de Spinoza… est l’exemple type d’une vie philosophique… et c’est même au-delà de sa dimension mathématique… une sagesse… à tel point que bon de nombre de commentateurs… ont pu le comparer à un sage épicurien… ce qui est loin d’être une idée farfelue… Pourquoi et qu’est-ce que cela veut dire ?… Et bien simplement que la philosophie n’a aucun intérêt… si elle ne débouche pas sur une modification de son mode de vie… et sur l’observation d’un certain nombre de principes… qui sont autant de règles de conduite… C’est quelque chose que j’avais déjà eu l’occasion de dire… mais qui ne trouve peut-être pas d’illustration plus haute que dans sa vie à lui… Le pouvoir de contrarier les affects n’est pas simplement intellectuel… La puissance de la joie… au sens de Spinoza… c’est de rayonner par la compréhension qu’on a de la nature en nous… c’est à dire de nos affects… et de notre capacité à les mettre à distance et donc à les relativiser… et sa conséquence… c’est de parvenir au-delà de la joie… à ce que Spinoza appelle la béatitude… c’est à dire une joie suprême qui est la perfection même… La joie est le premier signe… quand nous comprenons quelque chose… que nous passons à une plus grande forme de liberté… et donc elle se situe encore dans un certain rapport au temps… dans une certaine chronologie… Mais la béatitude… elle… c’est la marque de celui dont la connaissance de la nature est telle… qu’il l’observe désormais non plus dans l’écoulement de sa durée… mais dans la perspective de sa vérité éternelle… La joie… est accessible par le simple raisonnement qui permet de comprendre le fonctionnement de la nature… et pour Spinoza en effet… le savoir s’accompagne toujours d’une satisfaction… Mais la béatitude… c’est le changement de perspective… dans lequel… penser devient un mode de vie… qui n’est plus soumis aux soucis et aux aléas du monde… mais qui nous conduit à voir tout ce qui nous arrive comme faisant partie de la nature… La béatitude… c’est une expérience qui nous élève… à la vérité et à l’éternité de la nature… et sa saisie intuitive… qui nous semblait jusque-là impossible… devient dès lors une évidence… C’est comme jouer au piano les yeux fermés… le niveau de maîtrise est total… parce que le pianiste n’a plus à penser à ce qu’il fait… Il le ressent tout simplement… Ça… c’est l’effet que nous fait la vérité de la nature… quand elle s’impose à nous dans toute sa force… et qu’on a plus besoin de passer par le raisonnement pour la reconnaître… C’est ce que Spinoza appelle le 3ème genre de connaissance… après la connaissance par oui-dire… c’est à dire l’opinion… et la connaissance mathématique… celle par laquelle il faut passer… comme on l’a vu… Ce troisième et ultime genre… c’est une connaissance de la nature que Spinoza appelle intuitive… car elle consiste à ressentir les choses dans toute leur simplicité… et donc à ne plus avoir besoin de les changer… Une fois atteint ce niveau de connaissance… celui de la vraie sagesse… toute chose nous semble magnifique telle qu’elle est… et il n’y a plus aucun mal dans le monde… On peut le regarder tel qu’il est… avec amour et détachement… dans sa perfection et son éternité… sub speciae eterneatatis… pour le dire comme Spinoza… c’est à dire en latin… sous un regard d’éternité…  Il ne s’agit donc pas d’une éternité accessible après la mort… pas du tout… mais accessible ici-bas… par un changement d’approche sur ce qui nous arrive… et dès lors qu’on se met en quête de la vérité… La vie de Spinoza… c’est donc l’expérience d’une conversion du regard… C’est une vie brève… où il vécut dans la solitude et la maladie… certes… mais c’est aussi une vie pleine… et puissante… puisque vécue dans la paix… et la joie… D’une certaine manière… cette conversion à la vérité… ce changement de perspective… ne dépend que de nous… et peut-être est-ce là… la dernière chose à retenir de cet homme extraordinaire… Peut-être même… qu’au fond… à bien y réfléchir… rien d’autre… ne pourra jamais avoir… autant d’importance que cela…

 

  • Spinoza , Oeuvre complètes, La pléiade, Gallimard, 1955.
  • Spinoza, Correspondance, Flammarion, 2010.
  • Steven Nadler, Spinoza, une vie, Bayard, 2003.
  • Robert Misrahi, Spinoza, une philosophie de la joie, Entrelacs, 2011.
  • Frédéric Lenoir, Le miracle Spinoza, une philosophie pour éclairer notre vie, Fayard, 2017.
  • Maxime Rovere, Le clan Spinoza, Fayard, 2017.
Le cynisme… par Diogène

Le cynisme… par Diogène

Vous êtes-vous déjà demandé… ce que pouvait être une vie de chien ?… Oui… d’une certaine manière me direz-vous… se lever tous les matins pour aller au travail… supporter la hausse des prix… et avoir de moins en moins d’espoir en l’avenir… c’est déjà une vie de chien… Et je vois ce que vous voulez dire… Mais ce n’est pas de cette vie-là dont je veux parler… Je voulais dire une vie de chien… au sens propre… laquelle n’a d’ailleurs rien de commun avec la première… puisqu’un chien… un vrai… n’a pas à se lever tous les matins… ne va pas travailler… ne paie rien… et pense encore moins à l’avenir… Si vous en avez un autour de vous… regardez-le… que fait-il ?… Il dort sur le canapé… ou dans sa niche… Quand il ouvre un œil… il va manger ce qu’il trouve dans sa gamelle… Au besoin il quémande ce qu’il a reniflé sur la table… en vous regardant comme s’il n’avait rien avalé depuis 2 jours… ce qui a peut-être pour effet de vous faire culpabiliser… Et le reste du temps… il joue… se laisse caresser… s’allonge au soleil… Bref… il vit sa vie… sans jamais se soucier ni des lois… ni des conventions sociales… Disons qu’il a un début d’éducation… c’est à dire les règles de propreté que vous lui avez transmises depuis le début… mais rien de plus… Bien sûr… c’est aussi une boule d’amour… de fidélité et d’affection… du moins il faut l’espérer… Mais d’une manière générale… une vie de chien… c’est ça… c’est à dire une vie vécue… sans se soucier de la société… de ses codes… et de ses institutions… Et dans l’histoire de la philosophie… cela porte un nom… le cynisme… Il y a prêt de 2300 ans… en Grèce… les cyniques… se sont posés exactement la même question… qu’est-ce qu’une vie de chien ?… et se sont dit que non seulement… une telle vie était souhaitable… et même que cela constituait un idéal de vie… mais aussi… qu’il était parfaitement possible pour des hommes de la reproduire… Comment une telle chose est-elle possible ?…

 

Pour le comprendre… il faut d’abord rappeler qu’à cette époque… c’est à dire au IV ème siècle avant notre ère… l’ensemble des écoles de philosophie est confronté à ce qu’elles considèrent…  comme une forme de décadence des valeurs morales… La Grèce traverse une période de profondes mutations politiques et philosophiques… et l’on a besoin de réponses à des questions concernant le sens de la vie… et surtout sur comment vivre une vie d’homme… La question qui préoccupent toutes ces écoles… non seulement l’académie de Platon… mais aussi le stoïcisme… l’épicurisme… ou le scepticisme… c’est de savoir quel genre de vie… tout être humain doit-il mener ?… C’est une donc question éthique fondamentale… et qui bien sûr… dans l’esprit des Grecs… est censée ensuite… éclairer la construction de la cité la plus juste… sur le plan politique… Et cela tout simplement parce que toute politique… repose d’abord sur une certaine conception éthique… de la vie… du rapport aux autres et du monde… On commence par définir une vision du monde… ainsi qu’un idéal de vie… une manière d’être et de comporter… et ensuite on se donne les moyens politiques… avec des institutions… pour y parvenir… Or… c’est ici que le cynisme… va apparaître… et d’emblée… se démarquer des autres écoles… parce que pour les cyniques… toute éthique… tout idéal de vie… est toujours en contradiction radicale… avec un projet politique… Le cynisme en lui-même… se caractérise par un refus de la chose publique… et de toute institution… lesquelles finissent toujours par corrompre l’éthique qu’on s’était donné au départ… C’est pourquoi le trait le plus fondamental du cynisme… c’est de vivre à l’écart de toute société politique… à la manière des animaux… et plus précisément à la manière des chiens errant aux alentours d’Athènes… qu’ils prennent rapidement pour modèle… jusqu’à se baptisés eux-mêmes de chiens… Cynisme… en français… cela vient du grec Kuon… qui veut dire chien… et l’utilisation du suffixe isme… est là pour marquer une doctrine… une théorie… En clair… par cynisme… il faut comprendre un corps de doctrine… qui entend définir la vie bonne… à l’image de celle des chiens… Et en ce sens… il est question d’une doctrine de philosophie morale… dont la vocation est de proposer une réponse à la question du mode de vie… en l’occurrence ici celui des chiens… censé permettre le bonheur individuel… Mais dans le même temps… le cynisme… c’est aussi une certaine attitude anticonformiste et réfractaire… face à toute forme d’autorité… A ce titre… on peut déjà parler d’une attitude libertaire… c’est à dire qui n’accepte aucune forme de limite à la liberté individuelle… De ce second point de vue… le cynisme est donc une attitude critique… qui dénonce les fausses valeurs… sociales… politiques… ou religieuses… Nous voilà donc face à deux dimensions fondamentales du cynisme… un art de vivre… tout autant qu’une critique acharnée… et même virulente… âpre et subversive envers la société… D’une manière générale… l’histoire a davantage retenu la dimension critique… que celle du mode de vie et de la sagesse… de sorte que l’on voit souvent chez les philosophes cyniques… les origines lointaines de toutes les formes de contestation… de la révolution française à l’anarchisme…

 

Historiquement… tout commence avec un disciple de Socrate… du nom d’Antisthène… qui vécu à Athènes entre le Vème et le IV ème siècle avant notre ère… et qui après la mort du maître… va s’installer dans un gymnase du nom de Cynosarges… ce qui signifie littéralement « chien agile »… et commence à y enseigner… Mais ce qu’il retient de l’enseignement de Socrate ne porte que sur la nécessité de vivre dans le détachement matériel… En réalité… il va bien vite se montrer un élève dissident… Comprenons bien ici… que la quasi totalité des œuvres d’Antisthène… ne sont pas parvenues jusqu’à nous… et tout ce que nous savons de lui… comme de ses disciples… ne nous est connu que grâce… à un biographe qui arrivera bien plus tard… du nom de Diogène Laerce… dans son livre… Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres… dont on ne sait pas exactement à quelle date il fut lui-même rédigé… peut-être autour du III ème de notre ère… peut-être plus tard… en tous cas… plusieurs siècles après les premiers philosophes cyniques… Des cyniques… nous ne savons donc que peu de choses… et il faut pour les approcher se fonder sur des sources qui sont elles-mêmes incertaines… La question de savoir pourquoi ces philosophes se sont eux-mêmes… désignés comme des chiens… ne saurait trouver de réponse définitive… Sans doute y a-t-il un faisceau de raisons multiples… qui ont convergé ensemble vers cette dénomination… mais qui ne se limite surement pas au lieu où Antisthène enseignait… Ce qui est sûr en revanche… c’est qu’ils se sont d’abord définis comme des adversaires de la pensée philosophique qui dominait à cette époque… le platonisme… L’anti-platonisme… est en ce sens… un point commun de toutes les écoles de philosophie… de cette époque… Pour le dire très simplement… les cyniques ne sont pas des philosophes de l’être… mais du mouvement… Ils ne croient pas que la réalité du monde… réside dans des valeurs absolues… supérieures et transcendantes… et dont la découverte et la compréhension intellectuelle seraient nécessaire pour fonder la cité juste ici-bas… Au contraire… Antisthène enseigne que le monde est en lui-même la seule réalité… et que par conséquent… la vie bonne ne consiste pas dans la recherche et la connaissance d’une réalité supérieure… mais justement dans un certain état d’esprit… propre à l’action… dans ce monde-ci… Ou si vous préférez… nul besoin de grandes théories pour le premier des cyniques… comme pour ceux qui suivront… ce qui importe… c’est de s’éloigner de ce qui est mauvais ou injuste… et d’agir simplement en fonction de ce qui est juste… Mais alors qu’est-ce qui est injuste ?… Et de la même manière… qu’est-ce qui est juste ?… Le mal… pour les cyniques… c’est encore une fois l’ensemble des conventions sociales… et les institutions politiques… quelles qu’elles soient… dont le seul but… est toujours de se maintenir… et de perdurer… fut-ce au détriment des citoyens… Il convient donc pour les cyniques… de pratiquer une sorte de détachement par rapport à tout ce qui est artificiel… et vivre une vie aussi simple… sobre et dépouillée que possible… Un cynique… c’est donc quelqu’un qui refuse tout ce que la société d’une part… et l’état politique d’autre part… cherche à lui imposer… Mais un cynique… ce n’est pas pour autant… quelqu’un qui tombe dans un relativisme des valeurs… qui consisterait à dire que tout se vaut… et que chacun peut se livrer à tout ce qu’il lui passe par la tête… Etre cynique… c’est combattre les valeurs imposées… mais ce n’est pas non plus… être sans valeur du tout…

 

Ou si vous préférez… il y a bien dans la pensée cynique… un système de valeurs… mais qui ne dépend pas d’un ordre établi… et qui dicterait aux individus… de l’extérieur… les codes auxquels ils doivent se soumettre… Il y a bien une morale… mais celle-ci consiste à renoncer à une prétendue vertu collective… pour définir une voie qui est propre à chacun… Le bonheur est possible individuellement… C’est en ce sens… que le cynisme est bel et bien… une contre-culture… au sein du monde grec… Pourquoi ?… Et bien simplement parce qu’en Grèce… on ne pensait pas le cosmos à partir de l’individu… mais l’individu à partir du cosmos… Tout homme appartenait à une famille… à une cité… et plus largement au cosmos… C’est ainsi qu’il était un homme… une identité aux milieu des autres hommes… et que sa vie avait un sens… Respecter les dieux… obéir aux lois… voire mourir pour sa cité… tout cela allait de soi pour un grec… C’était ce qu’on appelait la vertu… Arétè en grec… c’est à dire quand on le traduit « l’excellence »… Rien n’était plus désirable que d’atteindre la vertu… En clair… il s’agissait pour chacun de répondre à ce qu’on attendait de lui… sans quoi il n’était plus rien… La vie tout entière n’avait pas d’autre but… que l’excellence à bien jouer son rôle… et à assumer les responsabilités… dont le destin l’avait investi… Mais pour Antisthène… le sens de la vertu n’est plus du tout le même… Il y a bien toujours une vertu… une excellence… mais pour lui… la vertu… consiste précisément à se détacher de toutes les conventions sociales… La conséquence… c’est que le but de la vie… n’est plus du tout le même… puisqu’il ne se définit plus en fonction de la cité… voire du cosmos… mais uniquement à partir de l’individu lui-même… Pour lui… le bonheur est possible… non pas parce qu’on appartiendrait à une cité… mais en tant qu’on vit dans le rejet de ce qui nous est imposé de l’extérieur… D’une certaine manière… le cynisme… se présente comme une sorte de bombe à l’intérieur de la cité grecque… qui tend à la faire exploser… à partir de ses fondements les plus profonds… c’est à dire la croyance que l’homme se définit d’abord par une appartenance à un tout… un collectif… Pour Antisthène… une telle idée n’a pas de sens… et on comprend pourquoi il est en rupture radicale… c’est à dire à la racine même du système de croyance du monde grec en général… Partant… il rejette l’idée de la gloire… la recherche des honneurs au sein de la cité… la reconnaissance… bref… tout ce qui est valorisé… en les dénonçant comme de fausses valeurs… Au contraire… il faut vivre une vie la plus simple possible… la plus modeste… car telle est la vraie grandeur… Se perfectionner soi-même… et donc progresser vers la vertu… c’est de faire un travail sur soi… pour ne plus avoir besoin des richesses et des honneurs… La vertu… ainsi comprise… c’est toujours l’excellence de l’homme… mais vers un but différent… puisqu’il s’agit d’appliquer à sa vie… une idée toute simple mais très concrète… lutter contre ses désirs… et vivre sans aucun bien matériel… et sans recherche de la gloire…

 

De plus… si la vertu consiste à se détourner des fausses croyances… elle tourne le dos à tous les idéaux absolus… tels qu’ils sont recherchés par la philosophie… notamment chez Platon comme je le disais tout à l’heure… comme la vérité… le bien… le juste… La philosophie… en elle-même… n’est plus considérée comme une activité… dont la vocation est de s’élever vers le ciel des Idées… pour découvrir le Bien moral… et ensuite fonder la cité la plus juste… Elle n’est plus une simple activité intellectuelle mais… pour Antisthène…ce qu’on pourrait appeler… un art de vivre… Entendons par « art » ici… une technique… pour passer à l’action très concrètement… et donc transformer sa vie… Philosopher… c’est agir… et non discourir… et parler pendant des heures… de l’idée métaphysique du bien… mais sans jamais le vivre… C’est pourquoi le cynisme se présente comme une pensée vivante… ancrée dans le sensible… et donc à cet égard… comme une pensée du corps… Le corps n’est donc pas à considérer comme un ennemi… ou du moins comme un obstacle à la vérité éternelle des idées… comme chez Platon qui considérait le corps comme le tombeau de l’âme… mais il faut le comprendre comme un outil… de la pratique philosophique elle-même… Ou si vous préférez… dans la mesure où la philosophie vise la vie elle-même… et non une transcendance… l’outil du philosophe n’est pas son esprit… mais son corps… La conséquence… c’est que la métaphysique platonicienne n’est plus valable… car il s’agit de considérer la philosophie comme une recherche de la vérité… mais comme une pratique concrète… pour atteindre l’absence de trouble… la fameuse ataraxie… commune à toutes les écoles de philosophie à cette époque… Sans doute… cela peut faire penser à plusieurs autres écoles de philosophie… comme l’épicurisme… voire à une certaine forme d’hédonisme… en tant que philosophie du plaisir… comme le cyrénaïsme… et même au stoïcisme… Et en effet… il faut préciser ici… que tous ces philosophes vivent non seulement à la même époque… mais aussi pour l’essentiel… au même endroit ou presque… et donc qu’ils se connaissent… Ils se croisent dans les rues d’Athènes… se rencontrent… Ils se parlent… discutent… débattent ensemble… et parfois parviennent à se convaincre… et à s’influencer mutuellement… Et ainsi… les différentes écoles peuvent partager certains aspects… et c’est pourquoi… parfois elles se ressemblent… Il y a en effet de l’épicurisme et du stoïcisme dans le cynisme… et inversement…

 

La pensée cynique… revient donc… à donner la priorité au corps… c’est à dire à la nature… sur la loi… c’est à dire sur l’artificiel et le culturel… Donner la priorité au corps sur la loi… c’est tout simplement faire de l’instinct une règle de vie… C’est repousser toujours plus les limites du convenable… dans un cosmos des Grecs… où justement… tout doit être à sa place… et où toute place doit être respectée… Et on comprend à quel point les cyniques ont pu… précisément parce qu’ils ont vécu en Grèce… choquer le sens commun… et bousculer les citoyens d’Athènes… dans la mesure où les Grecs avaient une vision de l’univers comme d’un ordre… un cosmos… Pour le dire clairement… pour les Grecs… rejeter la loi… qu’elle soit juridique ou morale… c’est rejeter l’ordre du monde lui-même… tout entier… Et ainsi… c’est s’engager dans une voie… où tout simplement… il n’y a plus de limite… Il s’agit en ce sens… très concrètement de se moquer des dieux… et de voler les offrandes devant les temples… de faire ses besoins en public… de prôner l’amour libre… de pratiquer l’onanisme en public… ou de faire l’amour devant les passants sur la place… au grand jour… Et cela d’abord pour le plaisir de la provocation bien sûr… mais aussi pour aller jusqu’au bout de la logique… celle du rejet total des valeurs… qui ne sont que mensonges et illusions… et de la coïncidence avec la nature… à la manière des animaux… C’est ainsi… qu’ils vont considérer le mode de vie des chiens… qu’ils placent tout en haut des êtres vivants… bien au-dessus des êtres humains… parce que quand les humains perdent leur temps… à rechercher des choses sans valeur réelle… les chiens eux… se contentent parfaitement d’une vie qui coïncide avec la nature… Ils mangent… ils boivent… ils dorment… apaisent les désirs du corps quand ils les ressentent… Ils sont en quête d’affection vis à vis des hommes… bien sûr… mais d’une affection réelle… et non pas feinte… ou illusoire comme peut l’être la vaine gloire et les honneurs… Ils aboient contre leurs ennemis… ou ceux qui ne leur plaisent pas… quand il ressente le besoin de le faire… et donc ils ne connaissent pas l’hypocrisie… Ils sont étrangers aux richesses… et trouvent leur bonheur dans une vie simple… à la seule condition de trouver de quoi survivre… Ils sont en dehors de toute morale… et indifférent aux regard des autres… en toute occasion… pour leurs besoin comme pour le reste… De la même manière… les chiens ne connaissent pas le compromis… et encore moins le dialogue… Il n’est pas question de chercher des solutions à des problèmes métaphysiques dont ils ignorent même l’existence… Les choses sont donc très simples à leurs yeux… en tant qu’ils sont guidés par leur le seul instinct… Une chose leur apparaît soit bonne… soit mauvaise… de manière tout à fait spontanée… et sans détour… Il n’y aucune forme particulière à observer… aucun gant à prendre… Si elle est bonne… on l’adopte… si elle est mauvaise… il aboie… ni plus ni moins… Ainsi… si l’on transpose cette attitude à l’homme… alors cela veut dire que l’on rompt… non seulement avec les questions philosophiques… mais surtout avec le langage… et donc avec avec le dialogue… Voilà qui est étonnant pour une école de philosophie… mais l’on peut comprendre… dès qu’on cesse de considérer la philosophie comme une recherche de la vérité… mais comme une pratique concrète… d’un certain de mode de vie… Pour le dire simplement… il s’agit de vivre selon la nature… Seuls les chiens peuvent vraiment être heureux… car ils vivent dans l’innoncence et la simplicité de leur nature… sans se poser de questions métaphysiques… et hors de toute norme… de toute loi… de toute valeur morale… C’est pourquoi… pour Diogène… le chien sera toujours supérieur à l’homme… car quand l’homme tente de vivre spontanément ce qui lui vient de sa pensée… le chien lui… ne fait rien d’autre que de vivre selon son instinct… Il est donc toujours plus spontané que l’homme lui-même… toujours plus instinctif… et donc toujours plus en harmonie avec la nature… Ce renversement entre l’homme et le chien… ce n’est pas Antisthène qui va le théoriser… mais l’un de ses disciples… qui va bientôt devenir le plus célèbre des cyniques… Diogène de Sinope…  En réalité… c’est lui… qui va véritablement poser les bases du cynisme… Mais il ne faut pas confondre avec Diogène Laerce… le biographe dont je parlais tout à l’heure… et qui a vécu plusieurs siècles plus tard… Diogène de Sinope… fut un contemporain d’Antisthène… au IV ème siècle avant notre ère… et dont nous avons… pour lui aussi… perdu toutes les œuvres…Si nous le connaissons aujourd’hui… c’est donc… comme pour Antisthène… grâce à Diogène Laerce… Digène de Sinope… est appelé comme ça… parce qu’il est originaire de la ville de Sinope… ville située dans l’actuelle Turquie… sur la mer noire… Mais il a du fuir… et partir pour Athènes… après avoir aidé son père… qui était banquier… à falsifier de la monnaie… Mais selon les spécialistes… s’il s’est rendu coupable de falsification de monnaie… ce ne serait par recherche du gain… mais au contraire par contestation de l’ordre établi… Peut-être… Si c’est le cas… c’est donc qu’il nourrissait déjà… très jeune… une conception toute cynique… des institutions et des richesses… et qu’il les méprisait… au point de falsifier la monnaie de la cité… Et l’on comprend qu’en arrivant à Athènes… il ait été séduit par la pensée… et surtout le mode de vie… proposé par Antisthène… Jusque-là… nous avons compris… que la pensée cynique… ne passait par le discours mais par l’action… et en l’occurrence par l’action qui vise à se moquer des codes et des lois… voire à les déconstruire… C’est une action mordante… sans mauvais jeu de mots… au sens où le chien… peut mordre celui ou celle qu’il n’aime pas… qu’il ne sent pas… C’est une action qui tend vers une certaine forme de rupture… De fait… Diogène… que l’on va surnommer le chien… (Antisthène se faisait lui appelé le vrai chien)… va s’établir dans un cimetière pour chien… ce qui est une manière pour lui… de tourner en dérision la très prestigieuse académie de Platon… et de rompre toujours davantage… avec les conventions… et la prétendue respectabilité des platoniciens… En réalité… ce que nous savons de Diogène tient en peu de choses… et surtout relève de l’imagerie que l’histoire de la philosophie a retenu… ainsi que l’histoire de l’art… car on représente Diogène… quasi légendaire…  en peinture à partir du XVII ème siècle…

 

On montre un Diogène extrêmement sale… hirsute et barbu… vêtu d’un manteau… et toujours muni d’une besace… d’un bâton… d’une écuelle… et d’une lanterne… qui sont ses seuls biens personnels… Là encore… il est question pour lui de se dépouiller de tout ce qui n’est pas nécessaire pour la vie… et de mener son existence de la façon la plus simple qui soit…  On le dépeint également… ce qui est presque toujours le cas… à l’intérieur d’un tonneau… dont il se serait fait un logement… même s’il est avéré qu’une telle chose est impossible… car le tonneau n’existait pas en Grèce à cette époque… et qu’on utilisait plutôt des amphores pour conserver le vin ou l’huile d’olive… Il est donc probable… que Diogène dormait dans une jarre… ou ait vécu tout simplement… en clochard… dans le cimetière pour chiens… dont je parlais à l’instant… ou dans les rues d’Athènes… et qu’il vivait grâce à la générosité de ses amis… Dans la mesure où il ne reste rien des écrits de Diogène… il nous faut reconstituer sa pensée à partir des anecdotes rapportées par le biographe Diogène Laërce… Mais dans la mesure où il s’agit d’une philosophie comprise comme un art de vivre… et non pas comme strictement conceptuelle… ce sont des anecdotes qui nous disent quelque chose de sa pensée… Elles ne sont pas très nombreuses… et consistent… comme je le disais tout à l’heure… soit dans le harcèlement de ses contemporains… soit dans la provocation et la dérision de la morale et des institutions… C’est ainsi par exemple… qu’un jour… Diogène… dont la réputation avait déjà dépassé les frontières de la Grèce… reçu la visite d’Alexandre le Grand… lequel… entouré de toute sa cour… vint le trouver… L’anecdote… l’une des plus célèbres… est racontée par Diogène Laerce… mais aussi par d’autres auteurs… notamment Cicéron et Plutarque… Citons le récit qu’en fait ce dernier… dans sa vie d’Alexandre… je cite… « Alexandre espérait que Diogène de Sinope, qui vivait à Corinthe, <viendrait lui aussi le trouver et le féliciter>. Comme Diogène ne se souciait aucunement d’Alexandre et restait tranquillement au Craneion, ce fut Alexandre lui-même qui se déplaça. Diogène se trouvait allongé au soleil. En voyant arriver tant de monde, il se redressa un peu et jeta les yeux sur Alexandre. Celui-ci, l’ayant salué, lui adressa la parole le premier pour lui demander s’il avait besoin de quelque chose : « Ėcarte-toi un peu du soleil ! », répondit l’autre. Alexandre en fut profondément frappé, dit-on ; le philosophe le méprisait, mais lui, il admirait son dédain et sa grandeur. Alors que ses compagnons, en s’en allant, riaient et se moquaient, il leur dit : « Eh bien moi, si je n’étais pas Alexandre, je serais Diogène»… Fin de citation… Pour information… le craneion… c’est une colline sur les hauteurs de Corinthe… Ecarte-toi un peu du soleil… cela veut dire pour petre encore plus clair… fiche-moi la paix… et retourne d’où tu viens… On voit à quel point Diogène méprise le pouvoir… et pas n’importe lequel… puisqu’il s’agit d’Alexandre le Grand en personne… mais que c’est justement ce mépris… qui fait sa grandeur… C’est une grandeur paradoxale… et qui consiste à ne pas se soucier de la grandeur… c’est à dire des honneurs et de tous les avantages que pourrait lui procurer l’homme le plus puissant du monde… Il s’en moque… et ne demande rien d’autre qu’on le laisse tranquille… Il ne s’agit donc pas du dédain de celui… qui faute d’avoir réussi en société… aurait retourné son échec en rancoeur… comme le héros des carnets du sous-sol… par exemple… chez Dostoïevski… mais d’un mépris réel pour le pouvoir et l’argent… un authentique désintéressement… Sa situation n’est pas subie… elle est choisie… et revendiquée…

 

Mais il ne faudrait pas croire… que le mode de vie cynique se réduirait à agir selon sa propre nature… Elle consiste aussi en une ascèse… et c’est ce qui le rend beaucoup plus complexe… Pour le comprendre… il faut raconter cette autre anecdote… moins connue… Sans être sûr de la chronologie exacte de la vie de Diogène… il est rapporté dans les textes… qu’il aurait été capturé par des pirates lors d’un voyage en bateau… et vendu comme esclave… Quand on lui a demandé ce qu’il savait faire… il répondit… « gouverner les hommes »… C’est ainsi qu’il devint la propriété d’un riche marchand… lequel lui confia des missions de confiance… à commencer par l’éducation de ses propres enfants… Alors que fit Diogène exactement ?… Quelle genre d’éducation un cynique… peut-il bien donner à un enfant ?… Selon Diogène Laërce… il les éduqua à la mode spartiate… c’est à dire qu’il leur donna d’abord une éducation militaire… Il leur appris à se contenter de peu… et notamment à diner de manière frugale… Il leur appris à manier le javelot… et à monter à cheval… et à marcher pied nus… et surtout à se taire… Dans le même temps… il leur donna une éducation littéraire… et leur fit découvrir les classiques… Voilà qui est étonnant pour un personnage aussi révolté… Pourquoi Diogène fait-il preuve ici d’une telle rigueur ?… Et bien simplement parce que le mode de vie cynique ne s’enseigne pas par le dialogue… à la manière socratique… mais par le bâton… par l’invective et par les coups… Ce mode de vie… n’est pas celui du seul plaisir… comme je le disais tout à l’heure… ce qui le ferait un peu trop ressembler à un simple hédonisme… mais celui d’une ascèse… Le cynisme est une ascèse… Mais de quoi s’agit-il exactement ?… L’ascèse… c’est une démarche qui consiste en un travail sur soi… un effort sur sa propre personne… C’est une tension que l’on exerce sur ses propres pensées… ou sur ses propres désirs… afin de parvenir à les maîtriser… et donc à se maîtriser soi-même… L’ascèse… c’est donc un ensemble d’exercices pratiques… qui tout en répondant aux besoins du corps… permet de s’en délivrer… et d’accéder à une libération spirituelle… Il s’agit donc pas de chercher le plaisir pour le plaisir… mais plutôt de trouver le moment à partir duquel l’abandon se fait maîtrise… Tout l’intérêt du cynisme réside donc dans ce paradoxe… qui consiste à prôner la satisfaction de tous les besoins du corps… à la manière d’un chien… mais cela pour mieux le maîtriser… L’enjeu… c’est de devenir autonome et autosuffisant… et donc de ne plus dépendre de ce qui nous est extérieur… De la même manière que Diogène renvoie Alexandre le Grand comme un malpropre… il apprend à ses élèves à se contenter de peu… pour ne dépendre de rien… Car voilà… pour se permettre de parler de cette manière à Alexandre… et même comme on l’a vu dans le texte… pour susciter son admiration… il faut bien être arrivé à un niveau d’auto suffisance tel… qu’on n’a plus besoin de rien… sinon du strict minimum que l’on peut se procurer soi-même… et facilement… C’est en ce sens… que l’ascèse… devient la seule voie susceptible de nous enseigner une valeur véritable… Elle est pour ainsi dire… la seule valeur qui soit aux yeux d’un cynique comme Diogène… et quand on parvient à la pratiquer… alors ne peut que rire et se moquer de ceux qui ont toujours besoin de plus que ce qu’ils ont… et qui veulent toujours davantage de gloire et de richesse… L’ascèse… comme unique voie de la valeur véritable… c’est à dire celle du dépouillement… permet ainsi de donner un sens à la vie… qui n’est plus celui de la cité et de la société… mais celui que l’on trouve dans le recueillement en soi-même… Pour le dire en un mot… c’est une spiritualité… au sens de Pierre Hadot quand il parle d’exercices spirituels dans son livre… Exercices spirituels et philosophie antique… C’est une pratique concrète du détachement par rapport au monde… par la maîtrise de son propre esprit… A terme… cet effort sur et par l’esprit… culmine dans la possession de son propre corps… c’est à dire quand on cesse d’être possédé par lui… et donc d’être le jouet de ses propres désirs… Encore une fois… quand toute la cour d’Alexandre se moque de Diogène… parce qu’ils le prennent pour un fou… ils se font reprendre par l’empereur lui-même… qui leur répond… rappelez-vous… « Et bien moi, si je n’étais pas Alexandre, je serais Diogène »… Pourquoi leur dit-il cela ?… Et bien simplement… parce qu’en homme de pouvoir… Alexandre le grand… a bien compris que s’il domine le monde tout entier… il ne domine pas encore sa propre personne… Il veut toujours conquérir le monde… aller toujours plus loin… et toujours étendre son empire davantage… Diogène lui… se moque d’une telle conquête… puisqu’il domine un empire bien plus vaste… mais qu’il est le seul à pouvoir contempler… Alexandre le sait… ce qui en fait déjà un homme supérieur aux autres… ses courtisans l’ignorent… et c’est pourquoi ils sont méprisables… toujours prêts à se vendre… et se vautrer dans les pires bassesses… pour obtenir quelques miettes… que leur maître voudra bien leur lancer… En un sens… ce sont des chiens domestiqués… quand Diogène lui… est un chien errant…Aux yeux de Diogène… ce sont toujours des chiens… mais pas les mêmes… Ils ont appris à respecter l’ordre établi… et ils le respectent dans la mesure où ils en attendent quelque chose… une récompense… on pourrait même dire… pour un être un peu cynique nous-mêmes… un susucre…  Diogène… lui… n’en attend plus rien… et c’est pourquoi il peut se permettre d’être libre… voire de montrer les dents… Le plus drôle… c’est que la cour d’Alexandre transposée à notre monde moderne… nous donnerait surement le spectacle de petits courtisans… qui jouent les rebelles… mais sans avoir rien à redouter de personne… Car il est toujours plus facile de jouer les cyniques… quand on sait qu’on ne risque rien… et qu’on sera même valorisé pour ça…

 

La démarche de Diogène a au moins l’intérêt de prendre un risque… en s’opposant à un ordre qui ne la valorise pas… celui des Grecs… La réaction d’Alexandre est surement une exception au IV ème siècle avant notre ère… Alors qu’aujourd’hui… elle passerait presque pour la règle… D’une manière ou d’une autre… de nos jours… chacun peut se retrouver en Diogène… en tant qu’il est le symbole même de la contestation… Mais alors justement… que reste-t-il du cynisme ?… Et est-il seulement possible… de voir dans cette pensée… et dans cette pratique de vie… une réponse viable… pour une société humaine ?… Que se passerait-il… si tout d’un coup… tout le monde… en appliquait les principes ?… On peut imaginer que cela donnerait une société sans institution… sans morale commune… et dans laquelle prévaudrait le bonheur individuel enfin réalisé… Mais la vérité… c’est qu’une telle démarche est forcément destinée à rester… une contre-culture… Et cela parce que sa force… comme sa faiblesse… réside dans son excès… Nous savons que Diogène lui-même avait rédigé un texte… intitulé La république… pour répondre à ces questions… à commencer par le fait de savoir… si la vie en commun était possible… sur de telles bases… Il était donc parfaitement conscient du problème que posait le cynisme dans sa logique… et dans son accomplissement même… Mais le texte… comme l’ensemble de son œuvre… a été perdu… et nous ne saurons jamais s’il avait trouvé une solution… Peut-être d’ailleurs… qu’il ne s’agissait pas pour lui… d’apporter de réponse… mais simplement de préciser que dans toute république… une contestation est non seulement souhaitable… mais aussi utile… Or tout est là… c’est à dire… dans ce paradoxe… que tout cynique… est à la fois nécessaire… et dans le même temps redoutable… Il est nécessaire pour dénoncer la vanité des hommes… et les fausses valeurs dont ils se réclament… principalement religieuses et morales… lesquelles peuvent s’imposer dans toute société… et qui ne sont que des contrefaçons… Mais dans le même temps… il est redoutable… en tant qu’il est porteur d’un bâton… et que la légitimité de son discours… peut tout aussi bien prendre la forme d’une action politique illégitime… si on cherchait à l’imposer… Quand les révolutionnaires et les anarchistes se sont réclamés de Diogène et du cynisme… cela s’est traduit par la violence… et par le sang… Si nous devons retenir quelque chose du cynisme… prenons-le plutôt comme une tentative… imparfaite certes… mais tout de même un essai… pour expérimenter une vie selon des moyens différents… et dont la question… fondamentale… continue à nous intéresser directement malgré les siècles… à savoir… qu’est-ce qui a vraiment de la valeur ?… Sur quoi devons-nous nous concentrer… pour vivre une vie bonne… une vie pleine… En somme… une vie qui aura un sens véritable… ?