« Il existe aujourd’hui des professeurs de philosophie… mais aucun philosophe »… La phrase n’est pas de moi… mais de Henry David Thoreau… philosophe américain du XIX ème siècle… « Il existe aujourd’hui des professeurs de philosophie… mais aucun philosophe »… c’est une manière de dire que la philosophie… ne consiste pas simplement… dans l’acte de penser… et de construire un système… mais beaucoup plus profondément… dans le fait d’accorder son mode de vie avec ses idées… La philosophie… ce n’est pas juste penser ce qu’on vit… mais c’est aussi… vivre ce que l’on pense… c’est à dire transformer son mode de vie… en fonction de ses idées… C’est ainsi qu’il y a presque 200 ans déjà… Thoreau… peu connu en Europe… mais aujourd’hui célébrissime aux Etats-Unis… affirmait qu’il n’y a pas d’autre manière de faire de la philosophie… que de mettre en pratique… un certain type de vie… Nul besoin d’être un métaphysicien… pour faire de la philo… nul besoin de se réfugier hors du monde… dans la sphère des concepts… D’ailleurs… l’idée n’est pas nouvelle… même à cette époque… car en réalité… elle trouve son origine dans la pensée grecque… notamment avec les écoles hellénistiques… comme le stoïcisme… l’épicurisme… ou le cynisme… à partir du IV ème siècle avant notre ère… On peut donc dire que Thoreau trouve son inspiration philosophique chez les penseurs de l’antiquité… comme chez leurs héritiers… avec quelqu’un comme Pascal ou Montaigne par exemple… Mais plus encore… dire qu’il n’y a que des professeurs de philosophie… et aucun philosophe… c’est aussi affirmer de manière implicite… qu’il ne suffit pas de faire des études de philosophie… pour être philosophe… et que donc… que ce n’est pas non plus un métier… ou une fonction précise… Quiconque peut l’être… à partir du moment où il répond à quelques critères simples… Mais alors… quels sont ces critères justement… et surtout… qu’est-ce qu’une vie philosophique… pour celui ou celle… qui n’est pas philosophe de métier… ni professeur de philosophie… ? C’est à ces questions… qu’Henry David Thoreau répond directement… dans son livre probablement le plus célèbre… Walden… ou la vie dans les bois… Alors… arrêtons-nous un instant sur ce livre… pour mieux comprendre de quoi il s’agit… et pour ensuite… tirer toutes les conséquences de ce qu’il nous dit… et voir comment on peut concrètement mettre en œuvre… une vie philosophique…
Walden ou la vie dans les bois… est un récit publié en 1854… Son auteur… Henry David Thoreau… est né et a passé quasiment toute sa vie… dans la petite ville de Concord… située en pleine campagne… dans l’état américain du Massachusetts… Il y mène une vie simple et la plupart du temps… solitaire… réalisant toutes sortes de petits boulots… afin de gagner sa subsistance… Il méprise l’argent… les honneurs… les mondanités… et le petit théâtre de la vie sociale… Il rejette avec virulence… ce dont est en train d’accoucher la révolution industrielle au XIX ème… c’est à dire la survalorisation du travail… qu’il considère comme une aliénation et une perte de temps… et qui n’a pas d’autre but que de créer des individus obsédés par la consommation d’objets… que la société leur présente comme indispensables… mais dont ils n’ont pas besoin… Le travail n’est en ce sens… aux yeux de Thoreau… qu’une forme d’abrutissement… destiné à modeler les consciences… et à les épuiser… pour les rendre plus dociles… Il se moque également des apparences vestimentaires… et de la mode… ; prône une vie simple… où le minimum est la règle… et le superflu proscrit… ; il accorde plus de valeur… à la pure satisfaction permise par la vie… et la jouissance de son être… qu’à celle de la propriété… et de la possession des biens matériels… En clair… il pointe du doigt… les illusions que fait naître une société… portée sur l’avoir… plus que sur l’être… C’est donc… assez globalement… d’une critique de la modernité qu’il s’agit… tant du point de vue économique et social… que de ces conséquences… très concrètes… en termes de modes de vie… Pour Thoreau… vivre une vie médiocre… c’est vivre en fonction des fausses valeurs que le monde moderne… tend à nous imposer… A l’inverse… vivre une vie philosophique… c’est vivre à rebours de cette modernité… Comprenons bien qu’il ne s’agit pas d’un projet d’opposition politique… mais d’un choix de vie personnel… et moral… par lequel on redéfinit ses priorités… sur le plan individuel… Il s’agit plus de réformer son propre comportement… plutôt que d’avoir la prétention de changer le monde… Thoreau ne se présente donc pas comme un révolutionnaire… mais plutôt comme un témoin… de ce que peut être une véritable vie philosophique… si tant est qu’on en a le désir…
D’ailleurs… il n’en est pas moins respectueux des lois… et des devoirs civiques de tout citoyen… et cela même s’il publie un petit texte sur la désobéissance civile… souvent mal interprété… et tiré… à tort… du côté de l’anarchisme… En réalité… Thoreau n’est pas un anarchiste… il respecte l’état et paie ses impôts… mais à condition que cela ne remette pas en cause ce que lui dicte sa conscience… Car au-dessus de son devoir civique… il y a le respect qu’il se doit à lui-même en tant qu’homme… C’est d’ailleurs pourquoi il fait de la construction de soi… le sens même de la vie… Et si la loi ne lui permet pas… de continuer à se respecter lui-même,… alors… il n’a tout simplement plus à obéir… En l’occurrence… c’est ce qu’il fait… quand il choisit délibérément… de ne pas payer une partie de ses impôts… à un état qui continue à mener une politique esclavagiste… ainsi qu’une guerre qu’il considère injuste… contre le Mexique… Il fera d’ailleurs de la prison pour cela… même s’il n’y reste qu’une seule nuit… et que les gardiens sont des amis… dans la petite prison de Concord où il connaît tout le monde… C’est donc dans ce contexte… qu’il décide de s’installer dans les bois avoisinant son village… à deux kilomètres de là… sur les bords d’un lac… magnifique et paisible… du nom de Walden… Le lac donnera donc son nom au livre… dans lequel Thoreau raconte son expérience d’une vie en pleine nature… et qui sera la sienne pendant… très exactement deux ans et deux mois… Il décrit avec précision la petite cabane de 13 m carrés… qu’il se construit lui-même… après avoir emprunté une hache… et comment il l’aménage… Il y rassemble quelques objets nécessaires pour vivre… mais sans aucun superflu… et surtout aucun luxe… L’idée est de savoir maîtriser son désir… pour ne pas se laisser tyranniser par lui… ce qui… comme je le disais tout à l’heure… n’est pas sans nous rappeler l’enseignement de la philosophie antique… et notamment celle d’Épicure…
Il explique d’ailleurs d’emblée en quoi consiste le nécessaire pour tout homme… à savoir… la nourriture… l’abri… les vêtements… et le combustible pour se chauffer… rien de plus… rien de moins… Il passe ses journées à marcher… contempler la nature… pêcher… et se promener sur sa barque… Simplement… s’il s’agit de vivre seul dans les bois… cette vie n’exclut pas pour autant… de retourner de temps en temps à Concord… chez sa vieille tante… et d’en ramener des tartes aux myrtilles… ce qui d’ailleurs… nous rend le personnage de Thoreau sans doute plus sympathique qu’il n’était réellement, … de recevoir toute sortes de gens dans sa cabane… pour s’entretenir de philosophie… comme de la vie de tous les jours,… ou encore de se rendre chez son ami le philosophe Ralph Waldo Emerson… lequel est d’ailleurs le plus souvent absent… mais dont l’épouse, elle… est bien là… Bref… la vie dans les bois… ne va pas… pour Thoreau sans une certaine forme de société… Il en est à distance… pour pouvoir jouir du plaisir d’une solitude voulue… mais sans pour autant… s’être réduit à l’état d’ermite… Mais… Thoreau… s’il nous montre comment une telle vie est possible pour lui… ne cherche pas à donner de leçon de morale… ou à culpabiliser son lecteur… car il est trop intelligent… pour accorder du respect… aux petits donneurs de leçons… qui ne perdent jamais une occasion de dire aux autres… comment ils doivent vivre… sans en faire autant eux-mêmes… Son seul propos… est de dire qu’une telle vie est possible… et que quiconque peut en faire autant s’il le décide… Il ne s’agit pas forcément d’aller vivre dans une cabane au fond des bois… mais plus simplement… de reconsidérer l’ordre de ses priorités… c’est à dire l’essentiel… avant… et à la place… du superflu… Ce n’est donc pas chez lui… qu’on trouvera une quelconque forme de prosélytisme… Simplement… il explique qu’on peut-être à la fois… riche financièrement… et pauvre de ne jamais être satisfait de rien… dès lors que l’on accorde toute son attention et son énergie… à des buts et à des objets… qui en eux-mêmes n’ont pas de valeur… Ecoutons-le quand il dit… au tout début du livre… : « … »… Fin de citation…
Dans cette optique de retour au strict nécessaire…. Et de quête de sens de l’existence… la nature… offre à Thoreau un cadre majestueux… pour le mode de vie qu’il cherche à se donner… Et d’une manière générale… il reprend… avec les thèmes de la nature et de l’environnement… un genre philosophique… déjà très présent pendant le XVIII ème… avec Jean-Jacques Rousseau notamment… mais qui prendra une orientation particulière aux Etats-Unis… avec les penseurs de l’écologie… lesquels verront en lui un précurseur… Il pense comme Rousseau… que la nature… par opposition aux villes… est propice à renouer avec le véritable sens de l’existence… Le développement des villes… autour des centres de production… la valorisation du travail comme je le disais… et de la consommation qui en est la conséquence… n’auront pour effet que de produire toujours plus de désirs pour des choses inutiles… toujours plus de frustration… de concurrence… et de souffrance… au détriment de ce qui est vraiment important dans une existence… c’est à dire la découverte… et la maîtrise de son être… Autrement dit… la ville génère des maladies… quand la nature nous en préserve… Or… cette critique du monde moderne… et de la quête infinie de l’avoir… permise par le progrès technique… c’est exactement ce que condamnait déjà Rousseau… dans son discours sur les sciences et les arts… le tout premier texte du philosophe genevois… en 1750… De même… Rousseau expliquait déjà… la nécessité d’une réforme spirituelle… à la faveur d’un retour à la nature… mais cette fois dans le tout dernier texte de sa vie… Les rêveries du promeneurs solitaire… terminé quelques semaines à peine avant sa mort… survenue en juillet 1778… C’est dans ce texte sublime… que Rousseau… qui s’estime persécuté… explique avoir enfin trouvé un havre de paix… sur l’île Saint-Pierre… située au milieu du lac de Bienne en Suisse… C’est donc au bord d’un lac… que Rousseau… tout comme Thoreau après lui… trouve refuge… et découvre la paix intérieure… et le sentiment puissant d’exister… Laissons-lui la parole… dans l’un de ses plus beaux textes comme je le disais… l’un des plus beaux de la philosophie tout entière d’ailleurs… Nous sommes à la 5ème promenade… « … »… Fin de citation…
On voit que l’enjeu pour Rousseau… dans ce texte… est de communiquer avec l’Etre… et avec la nature… et donc de ne faire qu’un avec elle… par le biais du sentiment de l’existence… Alors comment s’y prend-il ?… Et bien simplement… il se retire en lui-même… pour accorder toute son attention… à ce qu’il se passe en lui… et à l’extérieur de lui… En clair… il se concentre sur l’instant… sur le moment présent… sur les détails les plus infimes du réel… comme le mouvement de l’eau notamment… et ainsi… placé devant ce qui est… sans rien y ajouter de ce qui viendrait de lui… comme ses propres représentations ou ses jugements par exemple… dans le silence… il se retrouve face à l’Etre du monde… C’est exactement ce que cherche à faire la métaphysique… sauf que celle-ci passe par le discours rationnel… les mots… et donc par l’intelligence… Ici… il s’agit d’une métaphysique appliquée au monde… et qui part du principe que c’est dans le monde… que l’Etre se trouve… nulle part ailleurs… Il s’agit donc d’une pratique concrète de la métaphysique… qui passe par un état contemplatif… et qui aboutit à un plaisir… à un pur plaisir d’exister… Ce que Rousseau expérimente ici… c’est la sensation de l’existence… Il l’a sent… dès qu’il cesse d’en parler !… Il se laisse simplement bercer par le mouvement de l’eau… Le paradoxe… c’est que l’Etre lui-même… est au coeur du mouvement… et non en dehors… ou pour le dire autrement… l’éternité… c’est maintenant… !… Dans le même temps… à partir du moment où Rousseau se concentre sur ce qui est devant lui… et qu’il ne cherche plus à y apporter quoi que ce soit qui viendrait de lui… il se déprend de lui-même… Pour ainsi dire… il se délivre de son Moi… de son ego… et donc de son amour-propre… (ce qui pour Rousseau est une prouesse au passage…)… On peut même dire qu’il s’oublie lui-même… en tant que personne… c’est à dire qu’il oublie qui il est… pour mieux faire droit à… ce qu’il est… c’est à dire… un être qui existe… et qui ne fait qu’un avec le monde… Il y a… en ce sens… une co-naissance… de soi… et du monde… ou si vous préférez… une saisie simultanée du monde devant nous… et de nous-mêmes… en train d’exister dans le monde… Mais pour arriver à cette connaissance… Rousseau… est passé par la rêverie… c’est à dire par une démarche… qui consiste à ne pas parler… et donc à ne pas penser… mais à sentir… en l’occurrence à sentir le mouvement continu du monde… en lui… Le sentiment de l’existence… est ainsi l’accomplissement de sa philosophie… et la sensation qu’il procure… est celui d’une absence de manque… et donc d’une plénitude… Cette philosophie-là… celle qui s’expérimente… concrètement… et qui fait l’objet d’exercice quasi spirituels… c’est pour ainsi dire la seule et la vraie philosophie… pour les penseurs de l’antiquité… et pour toute une tradition de penseurs de l’existence… C’est d’ailleurs notamment… ce que nous permet de comprendre le philosophe… et l’historien de la philosophie français… Pierre Hadot… dans son livre… Qu’est-ce que la philosophie antique ?… Selon lui… la philosophie ne se résume pas… à un ensemble de doctrines… et de concepts complexes… mais à une certaine vision de l’homme… et du monde… laquelle nous engage dans une transformation de notre mode de vie… La philosophie se vit donc… et en ce sens… elle n’est pas n’importe quelle activité… mais celle… qui se présente comme une exigence de mise en conformité… de nos paroles et de nos actes… Tout simplement… Et ainsi… on comprend mieux pourquoi… Thoreau… s’inscrit dans la lignée… d’un certain type de définition de la philosophie… c’est à dire comme de art de vivre… et qu’il la reprend à son compte… On pourrait même dire… comme de art de bien vivre…
A partir de là… la vie philosophique qu’il nous propose… consiste d’abord… à jouir du pur plaisir d’exister… selon la formule empruntée à Épicure… et que cela est notamment rendu possible… par le calme et la sérénité de la nature… Mais si le retour à la nature… constitue en cela… une dimension essentielle de la vie philosophique… il n’est pas pour autant… suffisant… et il faut maintenant en tirer toutes les autres conséquences… La première de ces conséquences… c’est de rétablir le corps et les exercices corporels… comme la condition fondamentale de l’exercice de la pensée… En clair… si vous êtes malade… ou faible physiquement… vous ne pourrez pas penser correctement… C’est d’ailleurs… ce que remarque Nietzsche… dès les premières lignes du Gai savoir… quand il dit que la pensée des philosophes… est liée à leur état de santé… Il dit : « peut-être y a-t-il eu une majorité de penseurs malades… dans l’histoire de la philosophie »… Fin de citation… comprenons de penseurs qui se détournent de la vie… et qui la dévalorisent… au profit d’un monde conceptuel… considéré comme fictif et mortifère… Il s’oppose ainsi à une vieille conception du corps depuis Platon… lequel en faisait le tombeau de l’âme… Retourner à la nature… ce n’est donc pas simplement changer d’environnement… mais c’est refonder toute son hygiène de vie… sur des bases nouvelles… et en ce sens… une vie philosophique… c’est une vie qui fait droit au corps… qui en vise la grande santé… pour le dire comme Nietzsche… qui sait en écouter les plaisirs… comme les peines… et qui sait le soigner… Les activités qu’on pratique… tout comme la nourriture qu’on ingère… sont tout autant les composantes fondamentales d’une vie dédiée à la philosophie… que les livres qu’on peut lire… par ailleurs… Elles sont peut-être même… plus importantes encore… D’ailleurs… toujours dans Qu’est-ce que la philosophie antique ?… Pierre Hadot souligne qu’il n’y avait pas de philosophie antique sans une certaine activité du corps… et s’accompagnant d’exercices à la fois physiques et spirituels… notamment au niveau du souffle et de la respiration par exemple…
Comprenons également… que mener une vie philosophique… ne renvoie pas à une doctrine systématique… à un corpus d’idées clairement identifiables… mais à un ensemble de préceptes… à mettre en œuvre… afin de travailler sur soi… Certains sont présents chez Thoreau… éparpillés ici et là dans son œuvre… d’autres sont à inventer par soi-même… Mais nous pouvons tenter d’en formuler quelques uns… qui correspondent à un tel art de vivre… et la liste n’est pas exhaustive… Par exemple… se satisfaire de peu… et trouver son bonheur en toute chose… se concentrer sur l’instant présent… pour vaincre la peur de la mort… être attentif au monde dans ses détails les plus infimes… pour mieux se déprendre de soi… accepter ses faiblesses… mais chercher toujours… le dépassement… accepter la solitude… mais cultiver ses amitiés… multiplier les expériences… pour former son jugement… ou enfin… et peut-être surtout… apporter sa contribution au monde… afin de l’améliorer… et qu’en retour… on s’améliore soi-même… Car en effet… mener une vie philosophique… c’est aussi tenter d’apporter quelque chose au monde… et donc ne pas se contenter de prendre… ce que le monde peut nous offrir… comme le ferait un simple consommateur dans un supermarché… S’il s’agit de jouir de l’existence… il ne s’agit pas de jouir de manière passive… mais au contraire… de faire éprouver le plaisir d’exister… et de le rendre possible à autrui… de l’offrir en partage… Cette contribution au monde peut dès lors prendre… une multiplicité de formes… qui restent à inventer… Créer une chaîne éducative sur Youtube en est une par exemple…mais elle n’est pas l’unique sous prétexte qu’elle est visible… A vous de dire… quelle sera la vôtre…